Auteur(s)

Carine Magen-Fabregat, Myriam Aït-Aïssa et Pierre Alexandre Maiziere (Action contre la Faim)

La complexité croissante de l’environnement géopolitique et la dégradation des conditions de vie des populations dans un grand nombre de contextes concernent directement les ONG. Il est attendu d’elles qu’elles restituent de façon claire et visible leurs expériences, y compris sensibles, du rapport inégalitaire Nord / Sud ou plus justement Riche / Pauvre. Il s’agit même d’une nécessité urgente pour :

  • Améliorer l’efficacité et la qualité de leurs programmes.
  • Répondre au problème majeur de l’accès humanitaire.
  • Améliorer la perception par les populations de leur présence et par conséquent la sécurité des travailleurs humanitaires.
  • Interroger la pérennité et la légitimité d’un avenir pour les ONGI sur le terrain.

 

Le terme « décolonisation » et sa problématisation

Le mot « décolonisation »1 est naturellement associé au contexte historique de l’accès à l’indépendance politique des anciens pays colonisés. Cependant, il porte en lui des ambiguïtés profondes. Dans les années 60, la décolonisation faisait référence à un processus politique souvent marqué par la violence, qui aboutissait à l’établissement d’un ordre colonial localisé, sans pour autant bouleverser les structures de pouvoir sous-jacentes. Aujourd’hui, la problématique de la « localisation » de l’aide humanitaire pourrait être perçue comme une reproduction de ce schéma, où l’on cherche simplement à installer des relais locaux pour un système inéquitable qui ne change pas en profondeur.

Le terme « décolonisation » a-t-il la même signification selon le locuteur et le pays qui l’utilise ? Comment analyser la dénonciation de la colonisation de l’aide par des acteurs qui n’ont ni la même expérience historique ni probablement les mêmes intentions lorsqu’ils évoquent le néocolonialisme, l’occidentalocentrisme, le « Sauveur Blanc »2, ou les rapports Nord-Sud ? Le choix sémantique n’est jamais neutre, et il est déterminant de comprendre les implications de ce choix pour pouvoir établir un rapport juste et efficace avec les populations affectées par les crises.

Il est indéniable qu’un malaise survient lorsqu’on se trouve face à l’instrumentalisation et le détournement de la terminologie décoloniale par des voix autoritaires ou réactionnaires. Le néocolonialisme ou la colonialité de l’humanitaire peuvent être invoqués de manière paradoxale, pour décrédibiliser et saper des positionnements féministes, la défense des droits LGBT, ou la protection des personnes particulièrement marginalisées dans leur propre pays.

Comment, par exemple, traiter la contradiction sémantique lorsque, lors de l’ouverture de la conférence de l’AfraVIH au Cameroun, un activiste réclame la décolonisation de la lutte contre le VIH3, alors que le gouvernement de ce pays considère la défense des droits LGBT comme une influence coloniale ? Comment expliquer que des combattants armés anticoloniaux en Inde se transforment aujourd’hui en milice oppressant la population musulmane de leur pays4 ? Que dire de cette perversion qui voit des représentants de populations autochtones ou militantes anticoloniales, dans les DOM-TOM français par exemple, s’associer à l’initiative de Bakou5, orchestrée par l’Azerbaïdjan ?

Il est crucial de savoir comment échapper au piège tendu par la culpabilité postcoloniale, qui pourrait nous faire céder aux accusations des valeurs occidentales par des dictatures ou des gouvernements autoritaires, sans pour autant renier le poids de l’héritage colonial ou la perpétuation des inégalités issues de cette histoire.

Le concept de décolonisation est-il à la hauteur des enjeux géopolitiques, humanitaires et climatiques actuels6 ? Cette question demeure essentielle alors que nous tentons de naviguer dans un paysage mondial de plus en plus complexe.

Enfin qui parle de colonialisme ? Les discours sur la colonisation de l’aide ont-ils la même valeur quels que soient les locuteurs ? S’agit-il d’un débat propre au Nord, embarrassé de l’héritage postcolonial ? Ou bien est-il investigué par les acteurs du Sud ? Ou encore seulement par des ONG locales qui veulent rétablir un rapport plus équitable avec les ONG internationales (cf les différentes lettres ouvertes des ONG ukrainiennes, jordaniennes et autres à l’intention des ONG internationales et dénonçant une posture coloniale) ? Ne serait-ce pas une véritable avancée que de questionner les communautés affectées sur le sujet qui sont, indubitablement, les plus exposées à la colonialité de l’aide humanitaire via les interventions sur le terrain mais dont on ne connait pas l’avis. Vivent-elles différemment une aide délivrée par une ONG locale et une ONG internationale ? Une réponse endogène ne contient-elle pas des risques spécifiques de relation de pouvoir avec les communautés affectées ?

Comment se positionner sur le « modèle voyageur », décrit par Olivier de Sardan, soit des interventions standardisées d’ingénierie sociale élaborées et massivement exportées indépendamment des réalités locales ?

Comment résoudre le tiraillement entre un universalisme imposé et un relativisme culturel qui déshabillerait nos positions de principes, notamment moraux ? Les principes de progrès et d’égalité étaient des fondamentaux du projet colonial que l’on pourrait résumer par le terme de positivisme ethnocentré7 : nos propres valeurs et techniques sont tellement bonnes qu’il paraît généreux de les répandre au risque de l’écrasement culturel des autres connaissances et techniques.

Parallèlement, la structuration de l’aide humanitaire, par définition, contraint le service délivré : contraintes de temps, de gestion, de ressources. C’est le concept du « kit prêt à l’emploi », qui est une pratique qui se veut utile et « mettable à l’échelle par le plus grand nombre », et qui met mal à l’aise le plus grand nombre. La structure de l’organisation en elle-même force la standardisation et la simplification des pratiques. Pourrait-on parler de « technologisation » des pratiques humanitaires ?

De plus, le modèle économique de l’aide au développement est en pleine mutation. Les États bailleurs n’hésitent plus à utiliser cette aide au développement comme un levier diplomatique voire une sanction8. Les acteurs du développement doivent également veiller à ce que l’argent ne soit pas utilisé par des personnes ou des groupes considérés comme terroristes. Cette politisation de l’aide est à n’en pas douter une nouvelle forme de « colonialisme », qui remet en cause le principe d’universalisme humanitaire. Ainsi, au-delà d’une action intéressée, la logique capitaliste introduit de la mise en concurrence entre les acteurs locaux, au point de les pousser à la course à l’innovation, aux projets valorisables mais difficilement mobilisables pour les coûts de fonctionnement.

Par ailleurs, un consensus autour des droits de l’homme – et de la femme complèterait Olympe de Gouges – nous conduit à nous opposer fermement à des faits sociaux et culturels qui les mettent à mal. Concrètement nous sommes confrontés quasi quotidiennement à cet aller-retour, souvent de bonne foi, entre respect des valeurs des autres et prédominance de celles que nous jugeons universelles. Or les droits Humains ne sont pas aussi universels que souhaités, preuve en est du nombre de déclarations plus spécifiques9. Sommes-nous alors disposés à étendre, voire amender, notre vision des libertés individuelles au profit du collectif, d’une religion, d’une spécificité culturelle ?

 

Le processus de décolonisation de l’aide doit-il être contextualisé en fonction de ces différents facteurs ?

La colonisation historique reposait sur trois piliers principaux : l’utilisation de la force armée, l’exploitation économique, et l’imposition de normes, valeurs et techniques. Ce cadre historique est crucial pour comprendre les dynamiques actuelles d’aide humanitaire, qui peuvent reproduire des logiques similaires.

1. Forces armées : l’intervention militaire a longtemps été un outil central de la colonisation, et l’utilisation de l’alibi humanitaire par des forces armées a parfois contribué à brouiller les frontières entre intervention militaire et aide humanitaire, compromettant ainsi la légitimité et la sécurité des ONG.

2. Exploitation économique : le colonialisme est indissociable d’une exploitation économique qui a souvent servi de laboratoire au capitalisme moderne10. Cette domination économique, aujourd’hui souvent perpétuée par des agents issus des anciennes colonies, continue de structurer les relations Nord-Sud. Depuis la période coloniale, la persistance de la domination économique dite du Nord (majoritairement Européenne pour l’Afrique avec la France et le Royaume Uni en tête) s’est en réalité complexifiée avec l’augmentation des agents de domination issus du Sud, notamment la Chine et l’Inde11, mais n’en demeure pas moins à la fois une réalité et un héritage. Si l’emprise européenne n’est plus aussi incontestée sur l’exploitation des ressources, il convient de souligner que les nouveaux acteurs, Chine et Russie pour ne nommer qu’eux, obtiennent des permis d’exploitation en échange de quelques infrastructures. La dépendance des pays à l’exploitation par un pays tiers tient pour beaucoup au poids de la dette, héritage colonial injuste et pour autant persistant. L’Europe compte bien via son initiative phare « Global Gateway » réaffirmer son leadership en Afrique en favorisant l’implantation du secteur privé, en oubliant quelques principes d’intégration des OSC par exemple.

3. Imposition de normes, valeurs et techniques : l’entreprise coloniale a également été marquée par l’imposition de normes et de valeurs occidentales, justifiées par une prétendue mission civilisatrice à géométrie variable. Ce phénomène se retrouve dans l’aide humanitaire, où des pratiques telles que la médecine biomédicale, le féminisme post-68 et les modèles de gestion occidentaux sont souvent imposées aux sociétés locales, parfois au détriment de leurs propres savoirs et techniques. Parallèlement, il n’est pas question de renoncer à fonder les positionnements sur les dernières avancées scientifiques pour limiter justement le risque de ce qui « semblerait bon ».

 

Point de discussions et recommandations

Il est important de reconnaître que la structure même de l’aide humanitaire, par nature, conditionne le service rendu. Les contraintes de temps, de gestion et de ressources entraînent souvent une standardisation des pratiques, illustrée par l’usage de « kits prêts à l’emploi ». Ces derniers, conçus pour être utiles et facilement déployés à grande échelle, imposent une simplification qui peut limiter l’adaptation aux besoins spécifiques des communautés locales. Ainsi, bien que ces pratiques visent à défendre des valeurs universelles, elles risquent d’ignorer les particularités locales, renforçant un risque de colonialisme involontaire.

Le terme « décolonisation » doit aussi être utilisé avec discernement. L’« accusation coloniale » peut parfois servir de prétexte à des autorités conservatrices pour remettre en cause des droits humains fondamentaux ou masquer une pseudo « localisation » qui, en réalité, n’influe guère sur le rapport de domination globale. Les ONG doivent dénoncer ces dynamiques, y compris et de plus en plus dans les pays du « Nord », bien que leur influence y soit limitée. Par ailleurs, bien que largement utilisé, le terme reste peu documenté dans les populations directement concernées par l’aide, ce qui en fait paradoxalement une préoccupation des sphères dominantes.

Si l’intention de rééquilibrer les rapports de pouvoir est louable, certaines limites et précautions doivent être prises en compte pour avancer dans cette voie. La limite la plus discutable est probablement le caractère univoque de ces positionnements, souvent dû à une négligence répandue dans le secteur : une faible considération pour ce qui existe en dehors des acteurs humanitaires. Décoloniser l’aide signifie probablement reconnaître les contextes, leurs spécificités et soutenir leurs ressources endogènes en matière de solidarité et de lutte pour la justice sociale.

Nos contextes d’intervention sont divers, n’ont pas tous vécu les mêmes histoires coloniales, ni les mêmes formes de racisme, et ne sont pas exempts de domination abusive au sein de leurs propres frontières. L’instrumentalisation politique du ressentiment postcolonial doit donc nous inciter à la plus grande prudence.

Il est par ailleurs indéniable que la lutte contre le changement climatique appelle à une solidarité sans précédent entre les peuples, à une reconnaissance explicite des inégalités et de leurs causes, que l’on pourrait résumer en trois mots : héritage colonial, capitalisme et mécaniques du pouvoir. C’est à l’aune de leur positionnement sur ces causes que les ONG pourront véritablement transformer la réponse à l’urgence climatique et aux crises humanitaires.

Recommandations :

Ainsi, notre première recommandation est de rappeler de manière explicite que, même si nos organisations sont issues du Nord, nous combattons un système globalisé responsable des situations humanitaires. Nous devons adopter un discours clair et fort sur les causes des inégalités structurelles, et afficher notre volonté de libérer le secteur de l’aide de ses origines coloniales, tout en contestant les forces qui perpétuent les injustices actuelles, du micro au macro.

Pour réussir, nous devons faire évoluer les relations entre les peuples : créer du commun. Il s’agit de valoriser toutes les formes de savoirs utiles à notre objectif sans prédominance, à travers la science ouverte et la justice épistémique. Cela constitue notre deuxième recommandation : favoriser le métissage des savoirs, investir dans la recherche et le dialogue avec les expertises locales, et mettre en résonance les savoirs expérientiels comme ACF a pu l’expérimenter dans les recherches communautaires au sein du projet R2G12.

Notre dernière recommandation allie un changement de positionnement et de pratiques. Nous intervenons dans un monde complexe où les dominations historiques ne sont plus seules responsables des enjeux actuels. Il est impératif de contextualiser nos approches : identifier toutes les formes de domination qui freinent une réponse adéquate aux défis actuels. La montée de régimes autoritaires, le capitalisme sauvage, l’extractivisme abusif, les oppressions sociales croissantes à l’encontre des femmes, des minorités discriminées et des pauvres sont autant de facteurs qui entravent les droits à une vie digne dans un environnement préservé.

Il nous faut mieux comprendre les contextes d’intervention et collaborer avec des partenaires locaux tels que les ONG, activistes, communautés affectées et experts locaux, en privilégiant un « universalisme complexe » plutôt qu’un relativisme culturel ou un point de vue occidental. Il est essentiel de valoriser les savoirs autochtones et expérientiels, et de co-construire des solutions avec les personnes directement concernées.

La justice sociale et la préservation de l’environnement ne peuvent être atteintes sans l’implication active des populations locales. Cela nécessite de recourir davantage aux sciences sociales, aux solutions fondées sur la nature et la culture, et à des démarches participatives qui prennent en compte les voix des personnes marginalisées. C’est tout un narratif qui s’en trouvera transformé : de la « localisation » passons à la « contextualisation », des « bénéficiaires » nous préférons « co-acteurs », et du « partenariat » nous évoluons vers l’« alliance ». Et de la décolonisation, nous aspirons à des luttes d’émancipation partagées.

En résumé : contextualisons notre travail pour éviter les pièges dogmatiques, utilisons nos financements pour co-construire avec les personnes les plus affectées un monde à la fois plus égalitaire et plus habitable, et proclamons d’une voix forte notre détermination à déconstruire les pouvoirs nocifs dans toute leur diversité : ceux hérités de l’histoire coloniale comme ceux produits par les inégalités structurelles et économiques contemporaines.

Maximiser l’engagement effectif des communautés et des individus affectés constitue une solution théorique, morale et opérationnelle à la décolonisation et à la localisation de la solidarité.

 

Myriam Ait Aissa, Responsable service Recherche et Analyses, Action contre la faim

Carine Magen-Fabregat, Référente Méthodes qualitatives et approches communautaires, Département Expertise et Plaidoyer, Action contre la faim

Pierre Alexandre Maizière, Responsable Plaidoyer «Société Civile», Action contre la faim

  1. Méthodologie : à travers une revue de la littérature analysant 42 productions académiques, celles des ONGI et des ONG nationales / locales, des bailleurs de fonds, des traitements médiatiques et journalistiques du sujet, nous avons essayé d’identifier les courants de pensée et les choix sémantiques adoptés par les uns et les autres mais également de sérier le sujet. Il s’agira donc de penser la décolonialité – décolonisation – autour de thématiques clés pour le secteur telles que relevées dans ces sources : financement, partenariat, langage et communication, genre et féminisme, racisme. Cette approche devrait permettre des recommandations opérationnelles sous tendues par des axes transversaux : les valeurs, les savoirs et les pouvoirs.
  2. White saviour.
  3. DiscoursSerge.pdf (coalitionplus.org)
  4. Le nationalisme hindou : histoire et fonctionnement | Conflits : Revue de Géopolitique (revueconflits.com)
  5. https://blogs.mediapart.fr/edition/memoires-du-colonialisme/article/231223/le-siecle-de-nos-decolonisations-le-groupe-dinitiative-de-baku-2
  6. Les auteurs de « Critique de la raison décoloniale » démontrent que les théories décoloniales sont une lecture »simpliste » des rapports de pouvoir : leur focalisation sur les questions d’identité ethno-raciale relègue au second plan l’opposition fondamentale riches/pauvres.
  7. https://msf-crash.org/fr/rencontres-debats/le-colonialisme-un-projet-humanitaire
  8. Au Mali, l’interdiction des ONG à financements français pèse sur les populations civiles : https://www.courrierinternational.com/article/analyse-au-mali-l-interdiction-des-ong-a-financements-francais-pese-sur-les-populationsciviles#:~:text=Le%2016%20novembre%2C%20Paris%20a,urgence%20et%20l’action%20humanitaire
  9. Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (CADHP), Déclaration du Caire sur les Droits de l’Homme en Islam, Charte Arabe des Droits de l’Homme, Déclaration des Droits des Peuples Autochtones, Déclaration de Bangkok sur les Droits de l’Homme, Charte des Droits de l’Homme des Pays de la Communauté Andine, etc.
  10. Comme en témoigne la société de plantation décrite comme premier modèle économique du capitalisme moderne et la traite des Noirs comme constitution du Capital qui a financé la révolution industrielle au Nord (Eric Williams, Capitalisme et Esclavage).
  11. L’utilisation du nom propre Inde peut être par exemple considéré comme un héritage colonial, c’est pour cette raison que le gouvernement propose Baraht. Ce changement de nom, ne fait pas l’unanimité tant il pourrait signifier la non reconnaissance des Mongoles Musulmans établis depuis 300 ans sur le territoire. https://fr.euronews.com/culture/2023/09/11/linde-rebaptisee-bharat-voici-pourquoi-certains-pays-changent-de-nom#:~:text=ministre%20du%20Bharat%22.-,Si%20l’Inde%20est%20le%20nom%20le%20plus%20couramment%20utilis%C3%A9,d’environ%202%20000%20ans
  12. Recherche locale pour le plaidoyer | Accueil (right2grow.org)

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