Auteur(s)
Marie Gillespie
« Smart migration » ? Puissance et potentiel des téléphones portables et des réseaux sociaux pour transformer la vie des réfugiés
Cet article s’appuie sur une étude qui a examiné les traces parallèles des trajets physiques et numériques des réfugiés syriens, ainsi que sur le rôle joué par les smartphones dans l’itinéraire des mouvements migratoires et dans la vie des réfugiés. Cette étude a été menée par l’Open University et France Médias Monde de septembre 2015 à avril 2016. Elle a recensé les médias et les sources d’informations que les réfugiés utilisaient sur leurs smartphones depuis leur point de départ, durant leur trajet à travers différents États et frontières, et jusqu’à leur arrivée en Europe – s’ils atteignent la destination souhaitée. Le rapport qui s’en est suivi, « Mapping refugee Media Journeys: Smartphones and Social Media Networks » a été publié en mai 20161.
Cette étude a identifié une énorme lacune dans la fourniture d’informations pertinentes, fiables et opportunes aux réfugiés. L’équipe de recherche s’est alors servi de cette étude pour fournir des preuves à la Commission européenne quant aux sources d’informations dont ont besoin les réfugiés pour prendre des décisions mieux informées. Nous avons également demandé aux États membres européens de respecter leurs obligations induites dans le cadre de la Convention de 1951 des Nations unies relative au statut des réfugiés. En tant que signataires de cette Convention, ces pays sont dans l’obligation de fournir les informations relatives aux législations nationales ayant trait aux réfugiés, et de coopérer avec le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés de façon opportune et ordonnée. Nous estimons ainsi qu’il existe un besoin urgent d’une politique et d’une approche européenne commune pour résoudre ce déficit d’informations.
Cet article présente les principaux résultats de l’étude sur l’utilisation des smartphones parmi les réfugiés. Il identifie certaines leçons apprises reposant sur une évaluation des ressources numériques actuelles produites pour et par les réfugiés. Huit principes ont été tirés de notre étude afin qu’ils puissent être utilisés par tout groupe cherchant à fournir aux réfugiés un support numérique via smartphones. Nous espérons qu’ils pourront contribuer à de futures avancées sur le terrain. De nouvelles réflexions complètent nos résultats sur ce que la « smart migration » pourrait signifier en tant que concept et ce qu’elle pourrait impliquer pour les stratégies et les pratiques : pour les réfugiés, les acteurs humanitaires, les gouvernements, les décideurs, la société civile et les ONG.
Un an plus tard
Un an après le pic de la crise des migrants en Europe, la situation semble moins critique. L’accord entre l’Europe et la Turquie a réduit les flux de réfugiés venant de Turquie à un mince filet par rapport à août dernier lorsque, par exemple, deux mille réfugiés débarquaient quotidiennement sur la seule île de Lesbos. Néanmoins, les réfugiés continuent d’entreprendre des voyages dangereux jusqu’à l’Europe, en passant par la Libye. La Grèce et l’Allemagne ont assumé la majeure partie de la responsabilité pour ce qui est d’accorder leur protection aux réfugiés. La plupart des autres nations européennes leur ont tourné le dos, renforçant, fermant et militarisant leurs frontières, et continuent de se quereller sur le faible nombre de réfugiés qu’elles souhaitent accueillir. Les gouvernements et les décideurs européens ont en grande partie manqué à leur responsabilité relative à la Convention de 1951 sur les réfugiés qui les oblige à fournir protection et sécurité. Un aspect vital, mais négligé, de cette question est la sécurité de l’information : la fourniture d’informations opportunes, pertinentes, structurées et claires pour aider les réfugiés à accéder aux services et à l’aide humanitaire.
Un des traits distinctifs de ce récent exode humain est l’utilisation très répandue des smartphones par tous ceux qui peuvent s’en offrir, – mais même les réfugiés les plus pauvres peuvent généralement avoir accès à des téléphones portables 2G. Le personnel politique européen, les décideurs et le grand public ont tous été surpris de la capacité des smartphones et des réseaux sociaux à transformer les prises de décision, les trajets et les vies des réfugiés. En août 2015, les médias étaient ainsi inondés de reportages vantant les mérites des smartphones comme un des « indispensables » du réfugié. Toutefois, comme nous l’avons découvert dans notre étude, réfugiés et terroristes ont été associés dans l’imaginaire collectif après les attentats de Paris du 13 novembre, faisant du smartphone un des « indispensables » du terroriste, vu comme une menace, exactement comme les réfugiés. Les médias d’information se sont alors demandé si « des réfugiés maniant des smartphones » comme des armes pouvaient réellement être des réfugiés2.
Il existe néanmoins des opportunités prometteuses pour développer un nouveau type de gestion numérique « intelligente » (smart) des flux migratoires et de réfugiés, opportunités que n’ont manqué de voir les responsables gouvernementaux et les organisations humanitaires. Au cours de l’année dernière, des centaines d’applications ont en effet été développées par des entreprises informatiques, grandes et petites, dans l’intention très louable de venir en aide aux réfugiés en transit et bloqués dans des camps. Cependant, comme l’a découvert notre étude, peu de ces applications sont largement utilisées par les réfugiés eux-mêmes. L’un des messages clés de notre étude est ainsi que de simples solutions informatiques rapides ne fonctionnent pas. Pour être fiables, durables et gagner la confiance des réfugiés, les ressources numériques doivent être conçues et planifiées de façon très méticuleuse.
Il n’a jamais été aussi facile pour les gouvernements, les organisations humanitaires et les médias, de communiquer avec les réfugiés et de les informer. Pourtant, fournir des informations vitales aux réfugiés ne fait pas figure de priorité pour les décideurs et les médias, et les organisations humanitaires n’ont pas réussi à relever ce défi. Quelles sont les causes de cet échec politique à fournir des informations opportunes, pertinentes, claires et bien structurées dans la bonne langue ? Cela fait partie d’une paralysie plus globale des politiques qui est due à la peur partagée, parmi les décideurs comme parmi les organismes d’informations, d’être vus comme ceux qui promeuvent, encouragent et facilitent les mouvements de réfugiés. Le problème des réfugiés est une « patate chaude » que se renvoient les politiciens populistes, et que craignent les gouvernements inquiets de perdre le soutien de la population. Cette approche lente, sclérosée et chaotique de la gestion des réfugiés par les gouvernements européens, ainsi que les longues et fastidieuses étapes des procédures de demande d’asile, font partie du même problème. La situation de « précarité de l’information » qui en résulte reste dommageable et dangereuse pour les réfugiés. Elle gêne en outre les efforts de la communauté humanitaire et empêche une communication efficace entre les acteurs clés, ralentissant procédures et processus, générant de la frustration et même un sentiment de désespoir. Notre étude suggère qu’avec une volonté politique plus affirmée de réponse à la soi-disant « crise des réfugiés », ainsi qu’avec des décisions politiques plus efficaces au niveau européen, une politique et une pratique de la «_smart migration » pourraient être une partie de la solution. Cela soulagerait beaucoup de souffrances humaines et permettant de voir la situation telle qu’elle est, c’est-à-dire une crise politique. La définition suivante fournit un point de départ pour réfléchir à ce que la « smart migration » pourrait impliquer : la « smart migration » renvoie au déploiement efficace d’outils et de ressources numériques pour compléter les entretiens en face-à-face sur le terrain et la communication non-numérique (posters, brochures et plans faits à la main). Cela permettrait de créer un écosystème d’informations agile qui pourrait contribuer à des politiques et procédures migratoires plus humaines et méthodiques.
La « smart migration » pourrait permettre la circulation rapide d’informations vitales par, pour et à propos des réfugiés et des migrants. Cela améliorerait les flux d’informations et de communications entre réfugiés et migrants, gouvernements et autorités, médias et organisations humanitaires. Cela contribuerait également à l’autonomisation et aux connaissances des réfugiés en matière de numérique, de même que cela viendrait en appui aux organisations. Par ailleurs, cela encouragerait le développement d’une infrastructure numérique viable pour gérer les flux d’individus et d’informations relatives aux procédures administratives et juridiques concernées, ainsi que les manières d’accéder aux services.
La « smart migration » évite les solutions informatiques rapides et le déterminisme technologique. Elle exploite le potentiel social, culturel, économique et politique du numérique tout en encourageant la vigilance quant aux pouvoirs de surveillance accrus, à l’érosion de la vie privée et aux inégalités inhérentes aux cultures et réseaux numériques contemporains. La « smart migration » est à la fois une réalité émergente et une aspiration à une gestion numérique plus efficace des migrations, qui est accessible à condition d’avoir la volonté politique adéquate.
Le concept de « smart migration » en tant que politique et pratique est en cours de définition. Toutefois, ses origines et son raisonnement émergent de ce que notre étude a mis en lumière à propos des trajets numériques des réfugiés au cours des années 2015 et 2016, replacés dans le contexte historique et politique plus large des technologies de l’information et de la communication pour le développement (ICT4D), ainsi que de la communication humanitaire et des réfugiés.
Le trajet numérique : opportunités et menaces
Notre étude soulignait le fait que pour les réfugiés en transit, les infrastructures numériques sont aussi importantes que les infrastructures physiques des routes, voies ferrées et traversées maritimes. Les applications mobiles, les sites internet, les réseaux sociaux, les navigateurs et les services de traduction, les fonctions d’enregistrement vidéo et audio, tout comme les fonctions de téléphonie, se combinent et forment une infrastructure numérique qui est devenue partie intégrante de tout trajet vers l’Europe.
Le smartphone est un outil essentiel pour les réfugiés parce qu’il permet d’accéder aux informations dont ils dépendent pour leur survie, par exemple les routes, les modes et les coûts de transport, l’ouverture et la fermeture des frontières et les conditions météorologiques pour traverser la mer. Un réfugié syrien a parfaitement résumé ce que de nombreux autres nous ont dit : « Nous avons trois besoins fondamentaux – un smartphone, de l’eau et de la nourriture – dans cet ordre ». Un autre réfugié nous a raconté comment, grâce à l’application de traduction de son portable, il a été capable d’expliquer à la police des frontières que sa femme avait besoin d’une attention urgente et spécialisée lorsqu’elle est tombée malade à la frontière macédonienne. Un autre nous a raconté que s’il n’avait pas eu de téléphone portable, il n’aurait pas été capable d’appeler les garde-côtes et de les informer que son bateau était en train de chavirer. Selon lui, cinquante vies ont été sauvées grâce à cet appel. Nous avons ainsi eu vent de centaines d’histoires de vies sauvées par des smartphones lors de voyages vers l’Europe.
L’accès à Internet et aux ressources numériques par l’intermédiaire du téléphone joue un rôle crucial pour planifier les différentes parties du trajet. Cela peut offrir un certain niveau de contrôle à un moment où les réfugiés sentent que leur vie est en danger. Un groupe de réfugiés syriens nous a par exemple raconté que lorsqu’ils étaient en train de traverser la Serbie, essayant de rejoindre la frontière hongroise en voiture, la fonction GPS les a aidés à ne pas se faire arnaquer par des passeurs malhonnêtes. Ils ont en effet été en mesure de vérifier qu’ils étaient sur la bonne route et ont pu arrêter le passeur quand ils se sont rendu compte qu’il les égarait.
En dépit d’être une nécessité fondamentale, les téléphones sont également une menace. Les traces numériques qu’ils laissent derrière eux rendent les réfugiés vulnérables à la surveillance des acteurs étatiques et non-étatiques qui utilisent désormais des outils sophistiqués pour traquer les mouvements des groupes utilisant des applications GPS. Ces acteurs utilisent également des techniques de suivi des réseaux sociaux pour accéder aux réseaux sociaux des réfugiés et organiser une surveillance intensive des individus et des groupes. Les appareils photos des téléphones contiennent souvent des images de violence, d’abus et/ou de torture qui ont poussé les réfugiés à quitter leur domicile et à fuir. De tels « témoignages numériques » peuvent fournir des preuves contribuant à faire aboutir une demande d’asile. Cependant, si ces mêmes images de violations des droits de l’homme tombent entre de mauvaises mains (État islamique, Taliban ou acteurs pro-régime), alors les réfugiés peuvent faire face à de nouveaux dangers, voire à la mort. Pour cette raison, de nombreux réfugiés possèdent plusieurs cartes SIM et font extrêmement attention aux endroits où ils conservent de telles images.
Les peurs relatives à la surveillance, à la sécurité et à la vie privée sont particulièrement intenses lorsque les réfugiés voyagent illégalement en faisant appel à des passeurs. L’année dernière, alors que les frontières européennes étaient renforcées ou fermées et étaient davantage militarisées, les options légales pour franchir les frontières et demander l’asile sont devenues plus limitées. Cela explique le recours aux faux passeports pour les individus pensant n’avoir plus aucune chance d’échapper à la loterie et à la lenteur des récents programmes de délocalisation et de réinstallation, ainsi qu’au caractère indéterminé des longues attentes dans des camps de réfugiés où les conditions se détériorent. Ce qui est clair, c’est que le double processus de criminalisation des réfugiés et de militarisation des frontières a mené à l’incarcération et à la détention de milliers de réfugiés dans des camps – environ 57 000 dans les seules îles et la métropole grecques. Cela a engendré un traitement inhumain des réfugiés, une perte de dignité, ainsi qu’une profonde défiance vis-à-vis de ce que les gouvernements européens peuvent leur fournir au niveau des informations et des ressources dont ils besoin, ou en termes de protection à leur offrir. Tout ceci est le contraire de la « smart migration ».
La peur d’être suivis, détenus, maltraités, de voir sa demande rejetée et d’être expulsés force les réfugiés à plonger dans la clandestinité numérique, utilisant des avatars, des fausses identités, des groupes Facebook privés où ils sont exposés aux rumeurs et aux fausses informations, mais aussi à des gangs et des réseaux criminels prêts à les exploiter. Les passeurs font de la publicité dans des groupes Facebook arabophones tels que Smuggling into Europe (« Entrer clandestinement en Europe »). Cela augmente les risques et les dangers. Une préoccupation croissante concerne le sort des réfugiés, et en particulier ceux des mineurs non-accompagnés qui disparaissent (6 000 ont été portés disparus l’année dernière), des filles et des femmes qui font l’objet de trafics et sont forcées à se prostituer ou à servir d’esclaves, et dont les organes sont vendus. Tout cela a été rendu plus facile par les réseaux numériques clandestins3.
Afin d’éviter la surveillance, les réfugiés utilisent WhatsApp et Facebook Messenger. Ce sont les applications les plus utilisées par les réfugiés syriens que nous avons interrogés car elles sont cryptées de manière à ce que les messages ne puissent pas être surveillés. Elles sont utilisées pour partager des informations vitales, à l’image de la carte « La route vers l’Allemagne »4 qui a été envoyée via WhatsApp par des réfugiés que nous avons interrogés à Paris. Les noms des lieux sont affichés en arabe, en anglais et en grec, et les moyens de transport ainsi que le coût de chaque partie du trajet est affiché. Il est même possible de voir la devise qui doit être utilisée à chaque étape du voyage.
Vers des pratiques et des politiques relatives aux « smart migrations »
Notre étude a trouvé d’excellentes initiatives faisant usage des applications sur téléphones portables – depuis les initiatives locales comme Gherbetna5 en Turquie ou Refugees Welcome6 en Allemagne qui, toutes deux, aident les réfugiés à se réinstaller, ou encore Crisis Info Hub7 de Google. C’est une ressource multilingue et une tentative de rendre open source (c’est-à-dire utilisant des logiciels libres) les outils dont ont besoin les réfugiés. L’application Trace the Face8 de la Croix-Rouge permet aux réfugiés d’envoyer des portraits de proches qui ont disparu. Parmi les ressources existantes, trois modèles de pratiques peuvent être identifiés :
- Les initiatives descendantes comme celle de Google ;
- Les initiatives ascendantes, telles que Gherbetna et Village of All Together9 ;
- Un modèle hybride au sein duquel d’importantes organisations souvent mondiales ou internationales s’associent à des initiatives locales comme Welcome to Europe10.
Dans notre rapport, nous avons identifié plusieurs principes essentiels en matière de bonnes pratiques pour ceux qui souhaitent fournir aux réfugiés des ressources numériques et/ou les évaluer. De plus, nous proposons ci-dessous un résumé des types de ressources offertes et un certain nombre de principes liés aux bonnes pratiques.
Il est très important de clarifier la nature de la ressource disponible car un des problèmes courants est que certaines applications tentent de tout faire et, par conséquent, font tout mal. Des « techfugees » (mot anglais désignant les réfugiés utilisant les nouvelles technologies) ont classé de façon très utile les principaux thèmes et la valeur utilitaire des projets technologiques à destination des réfugiés au sein de la base de données collaborative de Hackpad selon les treize catégories suivantes 11:
- Conseils/cartographies/visas pour les trajets ;
- Recherche d’individus ;
- Gestion des dons et des biens reçus ;
- Accès à l’électricité et au wifi ;
- Accès aux soins de santé ;
- Projets de type « Airbnb pour les réfugiés » ;
- Recherche d’emploi ;
- Éducation ;
- Normes et sécurité des données ;
- Lutte contre les violences faites aux femmes ;
- Solutions de communication ;
- Solutions de long terme aux problèmes des réfugiés.
Il existe par ailleurs des dizaines d’autres initiatives qui ne correspondent à aucune des catégories susmentionnées – des projets incluant des applications, des sites internet, des services de SMS groupés, des outils de cartographie, des outils de développement collaboratif et des bases de données en ligne. Les acteurs qui les gèrent sont des collectifs de communautés technologiques, ainsi que du personnel et des organisations humanitaires, des ONG d’information et des entreprises de télécommunication. Dès lors, comment avons-nous évalué ce qui est proposé aux réfugiés ?
Les principes des bonnes pratiques
Nous nous sommes appuyés sur les lignes directrices publiées par le Department for International Development (DfID) du gouvernement britannique12 qui ont vocation à aider les professionnels du développement à intégrer les bonnes pratiques reconnues dans les programmes favorisant les nouvelles technologies. Le but de ces lignes directrices est de voir les organisations multilatérales, les bailleurs internationaux et les partenaires de mise en œuvre se rallier à ces principes de façon officielle.
Trois des principes susmentionnés sont essentiels pour fournir des ressources aux réfugiés :
- La conception avec les utilisateurs. Intégrer tous les groupes d’utilisateurs à la planification, au développement, à la mise en œuvre et à l’évaluation ;
- La conception à l’échelle. Être reproductible et adaptable dans d’autres pays et contextes ;
- La construction durable. Planifier dans un souci de durabilité dès le début, ce qui implique la planification du modèle économique à long terme, et notamment l’évaluation du coût total de la propriété.
L’approche ascendante en matière d’innovations : les facteurs importants
D’autres indicateurs peuvent être tirés de l’unité des Nations unies en charge de l’innovation qui travaille avec des équipes du HCR, des réfugiés, des universitaires et le secteur privé pour répondre à des défis complexes liés aux réfugiés. Son rapport annuel, comme les lignes directrices du DFID, met fortement l’accent sur l’implication de l’utilisateur à toutes les étapes d’un projet, ainsi que sur l’importance d’établir un ensemble très clair d’objectifs permettant d’en évaluer le succès ou l’échec13. Les indicateurs de progrès devraient inclure dans quelle mesure :
- Les communautés/les groupes de réfugiés sont impliqué(e)s dans le projet, de sa conception à sa finalisation, et participent au pilotage du processus de conception ainsi qu’à sa livraison ;
- La solution répond à un défi spécifique qui a été clairement défini en amont ;
- Une demande est créée pour adapter la ressource à une utilisation dans différents contextes et lieux ;
- Une approche holistique impliquant une large coalition d’acteurs est développée pour aller plus loin que de simples solutions technologiques rapides ;
- Le suivi et l’évaluation sont menés à toutes les étapes du projet et impliquent différents acteurs/bénéficiaires ainsi que des perspectives multiples.
Il est également vital de comprendre en quoi les individus affectés par les conflits peuvent contribuer à une approche ascendante de l’innovation. Un récent rapport sur l’innovation humanitaire suggère ainsi : « Bien que l’ « innovation humanitaire » ait été de mieux en mieux accueillie par le secteur humanitaire, ce type d’innovations ascendantes développées à partir des communautés affectées par des crises est souvent négligé au profit d’une vision sectorielle visant à améliorer l’efficacité de la réponse des organisations aux crises. Cette approche néglige les compétences, l’inventivité et les facultés d’adaptation dont font souvent preuve les individus et les communautés affectés par les conflits et les désastres14. »
Ce type d’approche ascendante est un aspect essentiel du genre de « smart migration » que je défends ici. La création de nouvelles applications et d’outils numériques devrait toujours débuter par une consultation des utilisateurs potentiels afin de trouver des méthodes innovantes pour impliquer et autonomiser réfugiés et migrants. Cela nécessite d’écouter attentivement et de mettre en place des espaces de discussion où les réfugiés peuvent articuler et formuler des réponses aux problèmes d’information et de communication, ainsi que de mettre au point des solutions aux défis qu’ils rencontrent. Les réfugiés ne sont pas un groupe homogène et, par conséquent, le genre, l’âge, le niveau d’instruction, les connaissances en informatique et le capital culturel doivent être pris en compte pour mener à bien un projet.
Les organisations doivent s’assurer que leur objectif de s’engager dans un projet numérique pour les réfugiés est en adéquation avec les objectifs stratégiques de l’organisation elle-même. Il est surprenant de constater que les objectifs des organisations et des développeurs sont aussi souvent en porte-à-faux, comme le montre le récent travail d’Aspiration Tech15. Les organisations doivent ainsi se poser les questions suivantes : le public ciblé a-t-il fait part d’un besoin relatif à la ressource numérique proposée ? Les contraintes d’accès et d’utilisation de la ressource ont-elles été abordées ? Un plan d’action a-t-il été mis en place pour surmonter ces contraintes ? Comment le projet construira-t-il sa crédibilité et emportera-t-il l’adhésion des parties prenantes ? Comment le projet fonctionnera-t-il de manière ouverte et transparente afin d’être redevable vis-à-vis de ses soutiens financiers mais aussi des parties prenantes du projet ? En plus de ces questions, la perspective précise de ce qui constituera un succès et/ou un échec doit être prise en compte pour chaque projet dès le début du projet16.
Sécuriser la conception de technologies «_smart » pour les réfugiés
Comme avec les lignes directrices du DFID mentionnées précédemment, Aspiration Tech avance que les nouveaux projets construits ex nihilo vont de pair avec des risques et des frais cachés plus élevés. Les auteurs suggèrent que là où elles sont possibles, les nouvelles initiatives numériques devraient chercher à améliorer les logiciels ou les outils en ligne existants, et que construire à partir d’éléments ayant déjà fait leurs preuves est une bonne pratique. Cependant, si l’on ne part de « zéro » et que l’on conçoit quelque chose de nouveau, il est absolument essentiel de faire une analyse terrain méticuleuse. En outre, tout problème ou risque de sécurité relatif au projet doit être pris en compte dès le commencement. Les projets des migrants et des réfugiés impliquent toujours des risques et des menaces sécuritaires, comme évoqué précédemment. Ils impliquent également des sujets sensibles ou qui pourraient faire courir des risques au personnel, aux utilisateurs, aux volontaires et à d’autres personnes, d’où la nécessité de prendre ces risques en compte. Si des données collectées peuvent mettre en danger un utilisateur, celui-ci doit être clairement averti avant que les informations ne soient collectées, de manière à recueillir son consentement « éclairé ».
Les problèmes de sécurité sont davantage explorés dans un guide de développement d’applications sécurisées pour les ONG rédigé par Eleanor Saitta – une hacker, designer, artiste et écrivain qui a fondé Dymaxion, une start-up technologique innovante.
« Construire des outils qui améliorent la sécurité de groupes très exposés aux risques demande une excellente compréhension de ce que ces groupes cherchent à faire. Trop souvent, les équipes de développement construisent des outils pour soutenir ce qu’elles pensent que les gens devraient faire et non ce que les gens doivent faire en réalité. Les spécificités des communautés d’utilisateurs et des cultures des équipes doivent être comprises en profondeur et intégrées tout au long du processus de développement17 ».
Les développeurs doivent examiner et évaluer rigoureusement les risques et les menaces auxquels font face les utilisateurs vulnérables et exposés à des risques élevés, et agir en conséquence. Concevoir un logiciel qui aide les individus à accomplir leurs objectifs lorsque d’autres les en empêchent signifie construire un logiciel doté de propriétés spécifiques en matière de sécurité. La conception des aspects relatifs à la sécurité doit, chaque fois que cela est possible, faire partie d’un processus de conception participatif. Comprendre quelles propriétés sont utiles dans une situation donnée n’est pas toujours chose aisée pour des concepteurs qui peuvent éventuellement ne pas comprendre le contexte politique et culturel de leurs utilisateurs. Le processus de conception des aspects relatifs à la sécurité demande une compréhension pratique des types d’adversaires auxquels sont confrontés les utilisateurs, des ressources à disposition de ces adversaires, de la manière dont ils sont susceptibles d’en faire usage, et de la manière dont la situation est susceptible d’évoluer avec le temps. Cela signifie également comprendre les ressources dont disposent les utilisateurs et les stratégies qu’ils utilisent déjà pour éviter leurs adversaires. Beaucoup de ces informations peuvent être confidentielles et parfois extrêmement sensibles. Une réelle discrétion dans le processus de conception de la sécurité est donc cruciale.
Le droit à la vie privée
Protéger la vie privée des utilisateurs est un autre aspect crucial à prendre en compte lorsque l’on construit des ressources numériques pour des réfugiés et des migrants. Oxfam a par exemple mis en place une politique qui vise à respecter la confidentialité des données de ses bénéficiaires que tout fournisseur de ressources numériques et de toute autre ressources d’informations à destination des réfugiés doit prendre en compte18.
Oxfam et ses représentants s’engagent à : (i) assurer aux participants un droit à la vie privée dans le traitement de leurs données, et protéger l’identité de ceux qui fournissent les données, à moins que cela ne soit spécifié autrement et que les personnes concernées aient donné leur consentement « éclairé » ; (ii) ne pas collecter de données non-essentielles qui pourraient faire courir des risques aux participants sans justification et sans processus clair de gestion et de réduction de ces risques ; (iii) prendre toutes les mesures raisonnables pour s’assurer que le processus de collection des données et la totalité du cycle de vie des données n’ont aucune conséquence négative, soit-elle physique, psychologique ou politique sur les participants ; (iv) conserver en sécurité toutes les données à haut risque.
Techfugees, l’initiative de réponse à but non-lucratif de la communauté des informaticiens, fournit également des lignes directrices utiles qui soulignent l’importance de la sécurité et du droit à la vie privée19. Elle rappelle en effet les éléments suivants : (i) souvenez-vous que les réfugiés peuvent encourir des risques significatifs pour leur vie et que, par conséquent, leur anonymat/vie privée peut être crucial(e) ; (ii) en plus d’aider directement les réfugiés, regardez si vous pouvez également aider des ONG ; (iii) ne construisez rien à moins d’être déjà en contact avec un véritable utilisateur qui peut tester votre outil ; (iv) si vous construisez quelque chose pour les réfugiés, comment vont-ils découvrir son existence ?
Huit principes de bonnes pratiques
En s’appuyant sur une analyse aussi exhaustive des lignes directrices utiles et des principes pertinents, notre étude a abouti à une sélection des plus importants à prendre en compte. Ainsi, il nous semble que les ressources numériques à destination des réfugiés devraient être :
- Centrées sur l’utilisateur : l’implication de l’utilisateur, de la conception à la mise en œuvre, est vitale ;
- Sécurisées et confidentielles : c’est crucial ;
- Stratégiques : mettre en cohérence la stratégie de l’organisation avec le produit numérique est une nécessité car cela garantit que la ressource produite a un objectif stratégique clair ;
- Pragmatiques : prendre en compte la réutilisation/la réaffectation de ressources existantes plutôt que créer ex nihilo ;
- Novatrices : effectuer une analyse efficace sur le terrain afin de s’assurer que le projet ne fait pas doublon avec une ressource existante et possède un argument de « vente » unique ;
- Fiables : les ressources doivent être fiables ;
- Accessibles : elles doivent être facilement accessibles – en termes de coût, de technologie, de langue et de connaissances ;
- Durables : la planification et l’attribution de ressources à long terme sont vitales pour garantir qu’une initiative n’est pas lancée, puis abandonnée.
Recommandations finales
En dépit des initiatives évoquées précédemment, le secteur est fragmenté, et nombre d’entre elles ne disposent pas des ressources adéquates et ne sont pas durables. Or, si une application n’est pas mise à jour, elle peut fournir des informations trompeuses qui peuvent être aussi dangereuses que l’absence d’informations. Les simples solutions informatiques rapides ne fonctionnent pas. Notre recherche a invité la Commission européenne à jouer un rôle pour faciliter une meilleure fourniture d’informations provenant de sources sûres pour les réfugiés, par l’intermédiaire d’applications téléphoniques et d’autres ressources numériques. Notre travail en appelle ainsi à une nouvelle stratégie européenne de « smart migration » qui débuterait en traitant le problème du manque d’informations pertinentes, fiables et opportunes pour les réfugiés. Notre appel à l’action implique les recommandations suivantes :
- Tout d’abord, chaque État membre de l’Union européenne, compte tenu des immenses différences de politiques et de mises en œuvre qui existent entre chacun, a besoin de rassembler, conserver et communiquer les informations nécessaires aux réfugiés au sujet des passages sans risque, des délocalisations et des réinstallations, y compris au niveau des lois pertinentes, de l’hébergement, des services sociaux, du traitement médical, de l’éducation, de la culture, du marché du travail et de l’acquisition de compétences variées ;
- Ensuite, la Commission européenne devrait suivre la qualité, la véracité et la crédibilité des informations fournies aux réfugiés et faciliter leur autonomisation numérique ;
- Enfin, la Commission européenne devrait faciliter de nouveaux partenariats entre États membres et institutions, services d’information internationaux, entreprises informatiques, fournisseurs de réseau, ONG et universitaires, et impliquer activement les réfugiés afin d’aider les développements et savoir-faire participatifs, et de créer les infrastructures numériques appropriées pour faire en sorte qu’un écosystème informationnel efficace vienne renforcer les pratiques et les programmes des « smart migrations ».
En conclusion, toute ressource doit être conçue en pensant aux utilisateurs qui, en retour, doivent avoir confiance en elle. Malheureusement, la confiance est rare. La bonne nouvelle est que la Commission européenne vient d’accepter de financer une telle initiative (aucun détail n’est pour l’instant disponible) et nous rapporterons ses avancées et son développement en temps voulu. Espérons qu’elle intégrera tout ce qu’une politique et une pratique complètes de la « smart migration » peut impliquer.
Marie Gillespie est professeur de sociologie à l’Open University et co-Directrice du Centre de recherches sur les changements socioculturels.
Remerciements : nous sommes très reconnaissants envers Margie Cheesman, Dr. Becky Faith et Evgenia Iliadou pour leurs contributions à la recherche préliminaire sur les principes de bonnes pratiques et les études de cas portant sur la fourniture d’informations numériques aux réfugiés. Nous avons également beaucoup apprécié les nombreux apports de nos collaborateurs de France Medias Monde, en particulier la Directrice d’études, Claire Marous Guivarch, et Ali Issa, ainsi que tous les chercheurs impliqués dans le projet, notamment Dr Lawrence Ampofo, Souad Osseiran et Dr. Dimitris Skleparis.
Vos retours et commentaires sur cette étude et cet article sont les bienvenus. Pour recevoir de plus amples informations, veuillez contacter marie.gillespie(at)open.ac.uk.
- Le rapport complet est disponible à l’adresse suivante : http://www.open.ac.uk/ccig/sites/www.open.ac.uk.ccig/files/Mapping%20Refugee%20Media%20Journeys%2016%20May%20FIN%20MG_0.pdf
- Pour plus d’informations sur la couverture médiatique de ces questions, voir le premier chapitre du rapport de recherche de l’Open University : Mapping Refugee Media Journeys: Smartphones and Social Media Networks, de Marie Gillespie, Lawrence Ampofo, Margaret Cheesman, Becky Faith, Evgenia Iliadou, Ali Issa, Souad Osseiran, Dimistris Skleparis (publié en mai 2016).
- Voir https://www.theguardian.com/world/2016/apr/12/almost-6000-refugee-children-missing-last-year-germany
- https://www.bbc.co.uk/programmes/p03v0lb8
- Voir : https://diary.thesyriacampaign.org/refugee-in-turkey-theres-an-app-for-that/ et http://8rbtna.com/
- Voir : http://www.refugees-welcome.net/
- Voir : https://refugeeinfo.eu/
- Voir : http://familylinks.icrc.org/europe/en/Pages/Home.aspx
- Voir : http://lesvos.w2eu.net/tag/village-all-together/
- Voir : http://www.w2eu.info/
- Voir : https://hackpad.com/Tech-Projects-For-Refugees-hL0DFzrTNAq (consulté pour la dernière fois le 7 septembre 2016).
- Voir http://digitalprinciples.org/
- Voir le rapport : http://innovation.unhcr.org/report2014/ (consulté pour la dernière fois le 15 septembre 2016).
- Le rapport est accessible à cette adresse : http://www.rsc.ox.ac.uk/refugee-innovation-humanitarian-innovation-that-starts-with-communities (consultée pour la dernière fois le 12 septembre 2016).
- Voir, par exemple, le travail d’Aspiration Tech aux adresses suivantes : http://taitech.theideabureau.netdna-cdn.com/wp-content/uploads/2015/03/AspirationWebinarReviewingTechProposals031615-1.pdf et http://tech.transparency-initiative.org/notes-from-webinar-checklists-for-reviewing-technology-funding-proposals/ (consultés pour la dernière fois le 12 septembre 2016).
- L’Open University a, par exemple, mis au point un outil conceptuel et méthodologique, le Cultural Value Model, qui peut être adapté de manière flexible et utilisé par les organisations pour évaluer le succès ou l’échec de projets et de ressources numériques dans des contextes internationaux et multi-langues. Il s’appuie sur les principes mis en avant dans cet article. Voir le site du projet pour obtenir des exemples et se rendre à la fin de la page pour avoir accès aux rapports de recherche : http://www.open.ac.uk/researchprojects/diasporas/cvp (consulté pour la dernière fois le 12 septembre 2016).
- L’article est disponible à l’adresse suivante : https://dymaxion.org/essays/ngodevsecpart1.html (consultée pour la dernière fois le 12 septembre 2016).
- Voir : http://policy-practice.oxfam.org.uk/publications/oxfam-responsible-program-data-policy-575950
- Voir : https://techfugees.com/ (consulté pour la dernière fois le 12 septembre 2016).
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