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Groupe URD
Dans votre travail avec le Campus AFD, vous cherchez à questionner les manières de faire actuelles de l’Agence française de développement (AFD). Comment amenez-vous les discussions autour de la (dé)colonisation de l’aide ?
Sabrina Guerard : Quelques mots sur le Campus groupe AFD avant de vous répondre. Le Campus groupe est l’université d’entreprise du groupe Agence française de développement dont l’originalité est de s’adresser à la fois à un public interne et externe. Le Campus groupe accompagne la construction de compréhensions en commun des défis portés par ce monde en profonde mutation, le partage d’expériences et l’acquisition des compétences nécessaires aux différents métiers présents dans le Groupe et chez celles et ceux en charge, dans les Suds, de la conception et de la mise en œuvre de politiques ou projets qui accélèrent les transitions.
Au regard des enjeux du XXIème Siècle, la pédagogie du Campus repose sur l’idée qu’il est indispensable de former autrement et sur de nouvelles compétences, ce que l’on nomme « formation transformationnelle ». Il s’agit là de sortir des évidences et de nos croyances, de déclencher des prises de conscience suivies d’un passage à l’action et de questionner nos approches et nos postures, notamment en lien avec les logiques coloniales.
Pour cela, le Campus groupe AFD cherche à créer des expériences dites transformationnelles, via un processus pédagogique individuel assez introspectif qui se vit au sein d’un collectif à travers 5 étapes. La première consiste en un diagnostic à travers une prise conscience que nos regards sont situés et territorialisés, suivie par l’identification de ce qui nous met en mouvement que ce soit au niveau personnel ou au niveau de l’organisation, notre élan, notre cap, pour ensuite visualiser de possibles souhaitables à transformer en moyens de se mettre en action pour les atteindre durablement par un ancrage au sein d’une communauté d’acteurs portée par le même élan. Le parcours PLAY du Campus s’inspire de cette courbe en U de la transformation.
Au-delà de l’entrée historique, la valeur-ajoutée du Campus pour parler de colonialité est donc d’amener à questionner nos pratiques professionnelles via cette démarche transformationnelle, qui s’adresse à la fois à la tête, au corps et aux émotions, afin de ne pas s’arrêter aux discours et d’engager l’action.
À votre avis, comment la question de la décolonisation de l’aide impacte-t-elle la relation entre les bailleurs, les ONG internationales et les acteurs locaux ?
S.G. : Sous l’impulsion du Président de la République, la France s’est engagée dans ce questionnement sur les postures coloniales. La présence française en Afrique et la politique de développement évoluent et doivent encore poursuivre leur mue. Celle-ci est probablement engagée depuis une vingtaine d’années, avec la montée des défis globaux, la fin de la séparation entre les blocs Sud et Nord et la transformation profonde de l’Afrique, dont les événements récents au Sahel sont une des manifestations. Dans ce contexte, le renouvellement de la politique de la France, en particulier sa politique de développement, en Afrique et, plus largement, le changement des postures et pratiques professionnelles des institutions publiques françaises qui y interviennent doivent s’accélérer, de même que le narratif qui les fonde. La conférence de Ougadougou en 2017, le Sommet de Montpellier en 2021 sont autant de points de rencontre entre acteurs, pour aller dans ce sens.
Rester en relation avec ces pays implique de donner des signes, faire des gestes qui montrent que nous avons compris « comment nous devions changer » et le traduire concrètement dans des actions. Le premier des changements relève peut-être de la clarification de nos intérêts à œuvrer pour une politique de coopération. Clarifier nos intérêts et les expliciter face au partenaire est le fondement essentiel d’une relation de confiance fondée sur la reconnaissance de l’Autre comme sujet et non objet d’une politique de développement. L’asymétrie entre pays est un fait et la politique de coopération tend à œuvrer pour réduire les inégalités. Ce qui est en jeu dans la relation relève moins de cette asymétrie réelle que des rapports de domination qui s’expriment encore trop dans cette politique de coopération. C’est cela qu’il nous est reproché, et c’est sur cela qu’il nous faut travailler au niveau individuel, au niveau organisationnel et à l’échelle du système.
Quels sont les principaux défis auxquels les bailleurs de fonds sont confrontés lorsqu’ils cherchent à promouvoir une approche plus équitable et décolonisée de l’aide, et comment peuvent-ils être surmontés ?
S.G. : Les prises de conscience et changements de posture sont complexes et prennent du temps. Changer de posture nécessite déjà d’avoir pris conscience qu’il y a un problème. Le rapport de domination est généralement inconscient, donc il faut déjà l’identifier, le déconstruire, travailler dessus au niveau individuel puis organisationnel, ce qui est un long travail ! Cela demande beaucoup d’humilité et de constance pour ne pas se laisser enfermer dans un effet de mode et rester sincère dans la démarche.
Un point de vigilance consiste à ne pas retomber dans un phénomène de domination en mettant à l’agenda cette question, avec une bonne intention certes, mais en étant finalement très prescriptif sur ce qui est ou serait « bon » pour l’autre. Cela veut dire toujours rester dans le dialogue et l’écoute des partenaires, leur laisser du pouvoir et de l’espace, notamment sur la façon dont ils aimeraient traiter cette question de la colonialité.
Enfin, concrètement, au Campus, ces parcours de transformation prennent la forme de résidences-formations de deux-trois jours, comme nous l’avons fait avec le « Groupe de Plaisians » (voir encadré), mais également en interne AFD à Arles. Ces temps d’échange ont permis d’identifier des axes de travail comme la nécessité de clarifier nos intérêts et nos attentes à l’égard de cette politique de coopération, la réflexion sur les processus de décision et rapport de pouvoir au sein des processus d’instruction de projets financés par le groupe AFD, des démarches de redevabilité, d’évaluation, le juste positionnement de l’expertise technique en précisant les rôles et fonctions de chacun, mais aussi un axe sur la communication sur les opérations financées en ayant en tête de garder notre juste place sur la photo, plutôt en arrière- plan.
Nous testons ces formats et devons encore les améliorer. Les prochaines étapes seraient d’ouvrir ces temps d’échange et de réflexion aux partenaires des Suds, pour poser de nouveaux cadres de dialogue sur la base de postures revisitées afin de discuter de notre relation, de ce qui la fonde et de nos modalités de travail concrètes.
C’est un énorme travail, qui prendra du temps. L’essentiel est que nous le fassions avec humilité et en collaboration avec les acteurs directement concernés dont les partenaires avec lesquels nous coopérons, mais également, la société civile, le secteur privé, les fondations et les parlementaires. Des démarches portées par le même souffle essaiment de part et d’autre, notamment chez les humanitaires, notre souhait est de pouvoir se retrouver pour construire la suite de cette politique ensemble.
Un Groupe de travail s’est réuni en avril 2024 à Plaisians (accueilli par le Groupe URD), dans un format Chatham House, dans l’objectif de lancer un processus d’identification et de dépassement des habitus de nos pratiques et postures de coopération en Afrique, telles qu’elles se sont structurées dans les institutions concernées après les décolonisations, afin de proposer de nouvelles modalités d’action.
Ce groupe n’a pas de mandat, ni de légitimité institutionnelle, les membres se sont exprimés en leur nom personnel, l’enjeu étant de lancer une dynamique de transformation, ensuite librement portée au sein de chacune des institutions.
Ce groupe poursuit son travail sur le chemin d’une clarification des intérêts de la France à être en coopération en Afrique, pour refonder une relation de confiance, à la fois pour soigner le lien avec nos partenaires et comme moyen de regagner en crédibilité et écoute lorsqu’il s’agit de défendre des intérêts liés aux biens communs universaux.
Liste des institutions participant au groupe de Plaisians : MEAE, ministère des Finances, ministère de l’Outremer, ministère des Armées, France Média Monde, IRD, CIRAD, AFD, Expertise France, Instituts Français, CFI. Une chercheuse camerounaise a pu assister aux échanges dans une fonction de « contrepoint ».
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