Auteur(s)
Marie Faou
Dans quelles mesures avez-vous travaillé sur les enjeux de qualité dans le secteur de l’aide internationale ?
J’accompagne depuis plus de vingt ans des organisations publiques et privées dans la mise en œuvre de leur démarche qualité, avec notamment une dizaine d’années passées à l’AFNOR (Association française de normalisation) où j’ai piloté des démarches d’évaluation. Durant ce parcours, j’ai eu la chance de rencontrer il y a une dizaine d’années Coordination SUD et le F3E, ainsi que des représentants d’ONG passionnés par ces sujets, qui démarraient précisément un projet de mise en œuvre d’une démarche d’auto-évaluation pour les ONG françaises. Ce projet a vu le jour avec la MADAC (Démarche d’Autodiagnostic et d’Amélioration Continue), pilotée par Coordination SUD et le F3E, qui comprenait trois phases : développer cette démarche, la tester « en vrai » au sein de cinq ONG, puis la déployer dans les autres ONG intéressées.
Durant chacune de ces phases, j’ai rencontré des organisations et des personnes très engagées et volontaires pour échanger sur leurs meilleures pratiques, effectuer des auto-évaluations et capitaliser sur leurs actions. Concrètement, j’ai contribué aux groupes de travail qui ont développé la démarche, puis à l’animation des auto-évaluations individuelles des ONG pilotes, et enfin à la formation annuelle des animateurs de ces démarches d’auto-évaluation au sein des ONG avec un objectif de transfert de compétences.
Quelles sont les évolutions actuelles des démarches qualité que vous identifiez dans le secteur de l’entreprise ? Quels ponts faites-vous avec le secteur de l’aide internationale ?
Dans le secteur de l’entreprise, les démarches qualité ont beaucoup évolué durant ces dernières années, avec des phases de développement successives que l’on peut schématiser en trois vagues.
Dans les années 90, les démarches qualité ont avant tout consisté à mettre en place des normes et des standards communs à toutes les organisations. Cette tendance a été consacrée par la norme ISO 9001, qui s’est généralisée à tous les secteurs d’activités. Les personnes en charge de la fonction qualité se sont donc concentrées sur des objectifs de certification, poussées par des donneurs d’ordres (commanditaires, clients, tutelles) qui trouvaient là l’opportunité d’harmoniser l’organisation interne de leurs fournisseurs, et donc de faciliter leurs capacités d’interactions.
À partir des années 2000, ces démarches de normalisation ont progressivement trouvé leurs limites. En termes d’efficacité d’abord, puis en termes de reconnaissance externe de leur démarque qualité. Il est apparu qu’une organisation certifiée n’était pas forcément une organisation efficace, et que les fonctions qualité s’épuisaient souvent à poursuivre des objectifs de conformité sans prendre en compte suffisamment les objectifs d’efficacité. Pour remédier à cette situation, des normes sectorielles sont progressivement apparues dans de très nombreux domaines tels que l’automobile, l’aéronautique, le médical, la défense, l’agro-alimentaire, etc. Dans chacun de ces secteurs, les démarches qualité se sont alors concentrées sur le déploiement des bonnes pratiques les plus reconnues dans leur domaine d’activité, avec des référentiels très détaillés permettant une plus grande précision.
Les années 2020 ont remis en question ces bonnes pratiques sectorielles. Avec les crises à répétition et les disruptions de tous ordres (technologiques, sociétales, environnementales, réglementaires), elles se sont en effet révélées insuffisantes pour assurer la survie de nombreuses organisations. De nouveaux impératifs d’agilité, de résilience et d’efficacité opérationnelle prévalent désormais, et les démarches qualité s’orientent progressivement vers ces objectifs. Cette évolution entraîne des postures transversales nouvelles, insufflées par la nécessité d’intégrer la dimension qualité proprement dite dans les dimensions d’ordre économique, de ressources humaines et de responsabilité sociétale. Le·la « responsable qualité » devient ainsi un·e chef·fe d’orchestre chargé·e de mettre en œuvre des principes d’action transverses centrés sur la raison d’être et l’écosystème de l’organisation, ses objectifs, ses résultats et sa redevabilité. Chaque démarche qualité est désormais originale parce qu’elle est spécialement adaptée au contexte de l’organisation. Elle s’inspire des bonnes pratiques de son secteur d’activité, mais en « collant » à l’histoire de cette organisation, à ses enjeux, aux besoins et aux attentes de ses parties prenantes, ainsi qu’à ses objectifs spécifiques.
Il me paraît important que le secteur de l’aide internationale s’inspire de ces évolutions des démarches qualité. L’ancien paradigme consistant à déployer des standards d’organisation avec des objectifs de conformité est dépassé même s’il a permis à de nombreuses organisations d’établir les fondamentaux d’une démarche qualité structurée. Il s’agit désormais de clarifier sa raison d’être, ses enjeux et ses objectifs, puis de définir et déployer les principes d’action les plus pertinents, et enfin d’évaluer les résultats atteints envers ses principales parties prenantes : les destinataires des actions, mais aussi les financeurs, les ressources humaines et les collectivités impactées.
Pour servir ce nouveau paradigme, des démarches qualité fondées sur le triptyque « Finalités, Principes et Résultats », ainsi que les logiques d’auto-évaluation et d’évaluation deviennent prévalentes. Il ne s’agit plus en effet de vérifier l’application d’une procédure quel que soit le résultat atteint, mais d’apprécier dans quelle mesure les finalités visées sont atteintes et d’ajuster les pratiques en conséquence, tout en restant aligné sur ses principes d’action. Le juge de paix de ces démarches est désormais la pertinence des pratiques et leur efficacité au regard des finalités, des principes et des résultats.
Avec la création puis la mise en œuvre de la démarche MADAC, nous avons pu observer que ce paradigme et ces pratiques d’auto-évaluation sont précisément bien adaptés aux organisations du secteur de l’aide internationale. Ces auto-évaluations constituent notamment des moments participatifs intenses, tout en restant très structurés grâce à la trentaine de critères du modèle d’analyse MADAC. Elles permettent ainsi à un groupe pluridisciplinaire (qui peut aller de quatre à plusieurs dizaines de personnes) d’effectuer un diagnostic complet du fonctionnement et des résultats de leur organisation, puis de choisir un nombre limité d’axes d’amélioration. Ces auto-évaluations constituent enfin des opportunités pour impliquer par exemple des membres du conseil d’administration, des acteurs de terrain ou des représentants de partenaires, dans les activités d’amélioration continue et de changement de l’organisation.
Sur le fond, ces démarches participatives permettent d’éviter que la mise en œuvre des démarches qualité reste cantonnée à certaines personnes spécialistes dans l’organisation – en général, un·e responsable qualité -, qui se retrouvent seules au monde pour inspirer, mettre en œuvre et évaluer leurs propres initiatives. Dans le secteur de l’aide internationale, ces pratiques d’auto-évaluations et d’actions participatives permettent d’engager dans des réflexions et des actions transverses des acteurs souvent uniquement concentrés sur leurs projets opérationnels.
Quels sont selon vous les points de vigilance que le système de l’aide internationale devrait avoir en tête vis-à-vis des démarches qualité ?
Les organisations intervenant dans le secteur de l’aide internationale sont très différentes les unes des autres, à la fois dans la nature de leurs activités, leurs tailles, leurs systèmes d’organisation et leurs modes d’intervention. Il existe néanmoins des constantes que l’on a pu observer en détail durant les phases de développement et de déploiement du MADAC. Ces constantes sont pour certaines des points forts sur lesquels les démarches qualité peuvent s’appuyer : la capacité à définir la raison d’être et les orientations de l’organisation, les compétences de gestion de projet, la motivation des personnes et des équipes, la volonté de contribuer à des démarches participatives, la responsabilité et l’autonomie dans la mise en œuvre des actions. A contrario, d’autres constantes constituent des points faibles pour la mise en œuvre de ces démarches qualité : une gouvernance transverse souvent éclatée et irrégulière, un silotage important entre les projets et les activités des fonctions transverses, la tentation de lancer des actions trop nombreuses, insuffisamment suivies et déléguées à des personnes isolées.
Il ne s’agit pas ici de pointer des insuffisances et de chercher absolument à les corriger. Les caractéristiques de chaque organisation sont le résultat d’une histoire, d’un contexte et d’une culture spécifiques. Certaines peuvent constituer des handicaps et méritent d’être amendées, d’autres non. Par conséquent, il s’agit plutôt de développer les points forts de l’organisation et d’en faire des leviers efficaces pour déployer la démarche qualité.
À partir de ces constats, les points de vigilance associés à ces démarches qualité sont à mon avis les suivants.
Concentrer les démarches qualité sur des changements ou améliorations clés avec une logique de priorisation. Cette logique de priorisation a pour objectif de sélectionner les sujets sur lesquels la démarche qualité va se focaliser, avec une double échelle : échelle d’importance d’abord (« Ce sujet est-il vraiment important pour nos parties prenantes et est-il aligné avec notre raison d’être ? ») ; échelle de temporalité ensuite, qui permet de statuer sur le degré d’opportunité de chacun des sujets (« est-ce le bon moment pour réaliser cela ? »).
Ne pas limiter la démarche qualité au périmètre des risques. Trop souvent, les démarches qualité se focalisent sur les seuls sujets susceptibles de constituer des risques : risques opérationnels, risques financiers, risques d’image, etc. Sans négliger l’importance de réduire ces risques de manière efficace, il est crucial que les démarches qualité traitent également les sujets contribuant aux succès, autrement dit ce qui contribue à l’atteinte des objectifs stratégiques – renforcer la localisation des projets, trouver des nouveaux partenaires et optimiser les collectes de fonds par exemple.
Ne pas limiter la démarche qualité à la correction des problèmes. Une activité classique des démarches qualité consiste à se focaliser sur le fait de traquer les problèmes : dysfonctionnements, irritants, réclamations. De même que pour les risques, cette activité est légitime et trouve son utilité dans toute organisation. Néanmoins, elle peut progressivement réduire la fonction qualité à ce seul rôle de résolution de problèmes (« bureau des pleurs »), et à ce qu’elle ne soit plus associée à la marche en avant de l’organisation – conduite des changements, activités de transformation.
Traiter les sujets avec une logique de portefeuille équilibré. Le choix des sujets traités par la fonction qualité est donc crucial, mais le nombre et la durée des actions engagées le sont également. Concrètement, j’observe souvent que le nombre d’actions est très (trop ?) important, avec des durées très hétérogènes (quelques semaines à quelques années). Le risque d’un grand nombre d’actions est de ne pas pouvoir en assurer un suivi suffisant ni les mettre en œuvre par manque de ressources. Le risque de durées hétérogènes est d’empêcher une vision globale des avancements et de l’efficacité des actions, avec notamment certaines actions qui ne finissent jamais et d’autres qui sont clôturées en quelques jours. Il est donc important qu’une démarche qualité traite et rende visible d’une part un nombre limité de sujets importants, plutôt de nature transverse et de longue durée (« actions de fond »), et d’autre part une liste d’actions plus rapides et moins importantes (quick wins, ou « victoires rapides »).
Faire preuve de constance et d’agilité. Les fonctions qualité doivent relever un double défi : en premier lieu, faire preuve de constance pour que les actions engagées soient conduites jusqu’à l’atteinte de leurs objectifs, y compris dans la durée. Rien n’est en effet plus décourageant que des actions ambitieuses qui s’étiolent progressivement jusqu’à s’éteindre sans raison valable, ou bien des actions qui s’interrompent dès la première difficulté. Dans le même temps, les fonctions qualité doivent faire preuve d’agilité en restant à l’écoute des besoins et en développant leur capacité à ajuster les actions et les dispositifs installés au fil de l’eau. Des méthodes existent pour répondre à ce défi de constance et d’agilité, et les fonctions qualité ont tout intérêt à se les approprier.
Cultiver l’amélioration interne, mais en s’inspirant du monde extérieur (benchmark). J’ai déjà évoqué combien il est essentiel que les démarches qualité s’appuient sur les points forts spécifiques de chaque organisation, et que l’époque des bonnes pratiques universelles qu’il suffisait de copier est révolue. Il reste néanmoins primordial que les démarches qualité effectuent une veille continue sur les pratiques et les résultats du « monde extérieur », que ce soit en provenance d’organisations proches dans le secteur de l’aide internationale, ou bien en provenance d’autres secteurs. Car cette ouverture sur l’extérieur permet aux fonctions qualité d’être des sources d’inspirations, d’apporter des idées nouvelles et d’éviter « l’endormissement » des activités d’amélioration continue.
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