Auteur(s)

Valérie Léon

« Localisation de l’aide » : qu'est-ce que cela signifie réellement ?

Les mots « localisation », « local » et « global » dépendent beaucoup de votre propre point de départ. Pourriez-vous commencer par nous dire d’où vous voyez les choses ?

Nils Carstensen : Au moment où nous parlons, je regarde le bureau open space d’une ONG basée en Europe du Nord. Cette ONG est née de la solidarité et des collaborations entre des églises partageant les mêmes idées en Europe entre les deux guerres mondiales. Aujourd’hui, près d’un siècle plus tard, il s’agit d’une petite/moyenne ONG internationale qui travaille dans le domaine du développement et de l’aide humanitaire à travers le monde. Au début, elle travaillait entièrement en soutenant des organisations partenaires locales et nationales, mais à partir du milieu des années 1990, elle a commencé à affirmer de plus en plus sa propre présence et a construit une mise en œuvre directe importante dans plusieurs pays.

Local2Gobal Protection (L2GP), où je travaille, est une petite initiative de recherche et d’innovation semi-indépendante, adossée à de nombreuses parties prenantes. Mais elle est hébergée par une ONG internationale et c’est aussi là que j’ai grandi (professionnellement parlant). C’est donc de là que je parle aujourd’hui : en regardant une salle remplie de collègues qui sont à cheval sur les nombreux dilemmes, opportunités et défis inhérents à la pratique et au débat actuels sur la localisation – et parfois en train de se battre avec eux. J’observe comment ils essaient de trouver un équilibre entre ce qui peut sembler être « l’évidence et la bonne chose à faire » et des exigences telles que des perceptions contradictoires sur la meilleure façon d’agir rapidement et efficacement, les intérêts personnels et institutionnels ou encore les opportunités et exigences des bailleurs de fonds.

 

Par conséquent, depuis cette perspective, que signifie pour vous la « localisation » ?
N. C. : Permettez-moi tout d’abord de souligner un fait fondamental mais souvent négligé : depuis que l’humanité est confrontée à des crises, les gens réagissent, que ce soit en tant qu’individus, membres d’une famille, groupes communautaires, autorités locales ou entreprises privées. Ainsi, lorsque nous utilisons aujourd’hui le terme « localisation » comme slogan pour mettre à nouveau l’accent sur l’aide locale et nationale institutionnalisée, nous risquons de passer à côté d’un point crucial : la réponse locale, au sens général du terme, n’est absolument PAS quelque chose de nouveau… Ce n’est vraiment PAS quelque chose qui est soudainement apparu au moment du Sommet humanitaire mondial de 2016 ou du « Grand Bargain » qui lui était associé.

Les personnes affectées et leur entourage immédiat sont généralement les premiers, les derniers – et souvent les plus importants – intervenants dans une crise. Cela est vrai en cas de tremblement de terre, d’ouragan, d’escalade d’un conflit armé, d’épidémie majeure ou de sécheresse lente. Si cela n’était pas déjà extrêmement clair, la réponse à la crise du COVID-19 l’a remis au premier plan – avec force1.

Pourtant, il semble que la plupart des acteurs professionnels de l’aide soient restés étrangement aveugles à la valeur et à l’importance de ce volontariat spontané et de cette auto-assistance – parfois aussi appelés solidarité, entraide ou « communitas de réponse »2. Même si beaucoup d’entre nous savent probablement au fond d’eux-mêmes que l’entraide spontanée est aussi importante pour la survie, la protection et le rétablissement éventuel de la plupart des personnes affectées par une crise que n’importe quelle aide extérieure, nous n’arrivons pas à intégrer cette connaissance dans la planification et la conception de nos réponses. En tant que professionnels de l’aide, nous semblons souvent si préoccupés par nos propres propositions de projet, interventions et rapports que presque tout ce qui sort de nos cadres logiques/théories du changement ou de nos propositions de projet et formats de rapport disparaît tout simplement de notre champ de vision.

Permettez-moi de souligner rapidement un fait plutôt humiliant : selon le rapport 2021 sur l’assistance humanitaire mondiale3, les acteurs humanitaires professionnels ne disposaient en moyenne que de 127 USD pour chaque personne dans le besoin, et ce pour une année entière. Ce chiffre comprend les montants assez importants qui restent dans nos propres systèmes pour les salaires, l’administration, la sécurité, l’assurance qualité, la conformité, les rapports, les frais généraux, etc. Même si l’on reconnaît qu’un tel chiffre moyen est un outil d’analyse grossier et maladroit, il souligne néanmoins que les ressources propres des personnes affectées par une crise – ainsi que celles de leurs voisins, des communautés et des autorités locales – semblent déterminantes pour assurer la survie de base comme l’ont également souligné les recherches d’ODI HPG4.

Ceci afin de nous rappeler à tous – encore et encore – que l’auto-assistance locale, sous toutes ses formes, a toujours existé et reste cruciale en temps de crise. Et, heureusement, quoi que nous disions et fassions en tant que professionnels de l’aide, de telles réactions locales spontanées se produiront toujours – que nous les remarquions et les appréciions ou non.

Cela étant, le terme « localisation » a pris une importance nouvelle entre 2014 et 2016, à l’approche, pendant et après le Sommet humanitaire mondial d’Istanbul. Depuis lors, il est passé d’un statut accessoire à celui de partie intégrante du discours humanitaire et de l’élaboration des politiques – même s’il n’est pas encore intégré dans la pratique à un niveau équivalent.

Comme je la vois aujourd’hui, la « localisation » est souvent utilisée comme un raccourci pour décrire un mouvement vers : 1) la reconnaissance de l’importance et de la valeur ajoutée des acteurs locaux et nationaux et de leur réponse en cas de crise, 2) l’augmentation du montant et de la qualité du financement avec un plus grand rôle accordé aux acteurs locaux et nationaux dans le leadership et la prise de décision liés aux réponses humanitaires. Ce dernier point était probablement le plus visible dans les engagements du Grand Bargain et de Charter4Change en matière de « localisation », notamment celui de transférer 25 % de l’ensemble des financements humanitaires aussi directement que possible aux acteurs locaux/nationaux.

Après, la façon dont cela a fonctionné dans la pratique, malgré tous les engagements, conférences et promesses au niveau mondial, est une toute autre histoire. Il suffit de dire que si l’on regarde de près les financements, la qualité des accords de sous-traitance et la participation réelle, les progrès réels mesurables par rapport à ces engagements du Grand Bargain ont été très modestes – dans la mesure où l’on peut les mesurer5.

 

Si l’on s’en tient à l’interprétation de la « localisation » exprimée ci-dessus, quelle est la différence entre la « localisation » et des termes comme « réponses menées localement » ?
N. C. : Au L2GP, nous avons commencé à utiliser l’expression « menée localement » il y a environ huit ans afin de souligner et de distinguer une méthode de travail (les réponses aux crises menées par les survivants et les communautés) où la majorité des décisions, du financement et de la mise en œuvre est laissée aux groupes d’entraide formés au sein d’une population affectée par une crise donnée (groupes de protection, associations de femmes, groupes religieux, etc.). Nous avons commencé à utiliser le terme « mené localement » parce que nous avons constaté que des mots comme « participation » ou « communautaire » avaient été tellement dilués qu’ils ne se traduisaient selon nous pas toujours par une « participation » significative des personnes affectées par la crise6.

Ainsi, ce que nous entendons par « mené localement » lorsque nous l’utilisons au L2GP, c’est que la majorité du financement, de la conception et de la mise en œuvre est décidée par les individus et les groupes communautaires concernés. Pour nous, il s’agissait de redonner du sens aux mots et d’essayer de faire en sorte que lorsque nous utilisons, par exemple, l’expression « mené par la communauté », nous signifions exactement ce que les mots disent – mené par la communauté – plutôt que le type de « participation » où les professionnels de l’aide permettent une participation limitée des utilisateurs et appellent ensuite cela une réponse « communautaire ». Nous réservons plutôt le terme « mené par la communauté » aux situations où la majorité de la responsabilité et de la prise de décision portant sur la manière dont une subvention est dépensée repose, avec un soutien et un encadrement adéquats, sur les individus et les groupes d’entraide concernés.

 

Pour le secteur de l’aide, quels sont les moyens inspirants de soutenir les initiatives d’entraide et de solidarité locale – sans en changer la nature ?
N. C. : Au cours des dix dernières années, nous avons travaillé avec des communautés, des organisations communautaires et des ONG dans plusieurs pays afin de développer une méthode de travail permettant aux acteurs externes de soutenir les efforts spontanés d’auto-assistance (entraide, solidarité locale, etc.) des individus et des groupes vivant une crise. Nous appelons cette méthode de travail « réponse aux crises menée par les survivants et les communautés » (« sclr » selon son acronyme anglais). Sur notre site Internet, vous trouverez des documents et des vidéos expliquant comment procéder, ainsi que de nombreux exemples concrets de la façon dont cela a fonctionné dans des pays comme le Soudan, le Myanmar, Haïti, la Palestine, les Philippines et le Kenya. Nombre de ces ressources clés, dont le récent HPN #84 d’ODI et un tout nouveau tutoriel vidéo sur le sclr, sont disponibles en arabe, anglais, français et espagnol.

Je pourrais énumérer une multitude d’exemples concrets de la manière dont cette approche fonctionne, mais je vais plutôt renvoyer les lecteurs à notre site Internet – et mentionner ici simplement quelques citations d’utilisateurs de l’approche. Une femme membre d’un groupe de protection dans un petit village bédouin de la Cisjordanie palestinienne a constaté une nette différence entre la nouvelle et l’ancienne méthode de travail : « Les ONG précédentes se comportaient avec les membres du village comme si elles enseignaient la dictée à des élèves de CE2 ». Elle a poursuivi en expliquant en quoi la nouvelle approche est différente : « C’est comme si nous nous réunissions tous avec le personnel de l’ONG pour former nos propres règles de grammaire ». Les utilisateurs de sclr à Agusan (Mindanao) aux Philippines ont expliqué : « Nous nous sentons responsables de nos propres interventions ; cela fait toujours du bien. Grâce aux réunions, nous avons pu déterminer si un projet est destructeur pour notre communauté ».

Au Kenya, Darare Gonche – qui dirige une organisation communautaire locale (Iremo) – a décrit ainsi son expérience de travail mené par la communauté : « Donner un bâton à quelqu’un signifie lui donner du pouvoir. L’autonomisation signifie laisser prendre des décisions aux gens, leur donner des ressources. Pourquoi nous accrochons-nous au pouvoir ? Lâchez-le ! Laissez les gens l’utiliser ! »

La « réponse aux crises menée par les survivants et les communautés » est un moyen pratique, testé et éprouvé pour que les acteurs de l’aide soutiennent les initiatives d’auto-assistance spontanées ou plus organisées des citoyens, des militants et des groupes. Elle fonctionne 1) en soutenant principalement les activités pour le bien commun (besoins et opportunités collectifs), tout en laissant aux subventions en espèces des ménages, etc., le soin de cibler les besoins individuels, 2) en ne détruisant pas les aspects positifs de l’auto-assistance en essayant de forcer ces initiatives à devenir des « mini-ONG », 3) en aidant à initier des changements dans les dynamiques de pouvoir autour du genre et également entre les individus, les communautés, les autorités locales et les acteurs de l’aide, et 4) en reconnaissant et en soutenant l’importance et le potentiel de l’entraide spontanée, de l’auto-assistance, de la solidarité et de la cohésion communautaire. Dans le même temps, cette façon de travailler permet aux acteurs de l’aide extérieure de se conformer aux principes, normes et réglementations (des bailleurs de fonds) humanitaires reconnus.

En conclusion, à L2GP, nous pensons que la réponse aux crises menée par les survivants et les communautés est un moyen pratique pour que les acteurs de l’aide extérieure soutiennent les propres réponses des personnes et des petits groupes, et ce comme le complément crucial d’autres programmes plus traditionnels qui restent importants dans de nombreuses situations. Pour nous, il ne s’agit pas de travailler soit de façon menée par l’extérieur, soit de façon menée localement. Il s’agit de rechercher des méthodes de travail complémentaires et qui se renforcent mutuellement, tout en veillant très attentivement à ce que la « localisation » ne devienne pas un nouveau moyen que les acteurs internationaux utilisent pour imposer leurs priorités, leurs valeurs et leurs exigences aux acteurs locaux.

La « réponse aux crises menée par les survivants et les communautés » est née de l’expérience et de l’idée qu’une réponse humanitaire réussie doit reconnaître l’importance de tous les acteurs concernés. Il s’agit d’un système de réponse, conçu et exécuté de manière à reconnaître et à permettre à tous de contribuer au maximum à n’importe quel stade de la réponse. À bien des égards, c’est ce que représente la « localisation » pour moi. Recalibrer le système humanitaire pour qu’il ne favorise pas et ne privilégie pas uniquement les grandes agences et ONG internationales au détriment des réponses nationales, locales et communautaires. Au contraire, nous devons ouvrir le système et augmenter de manière significative l’accès au financement humanitaire et à la prise de décision pour les acteurs locaux, y compris les contributions que les personnes affectées et les groupes d’entraide ont à offrir dans tout contexte donné.

Pour plus de détails, de cas concrets et d’informations sur la méthodologie : www.local2global.info

  1. Nils Carstensen, Mandeep Mudhar and Freja Schurman Munksgaard (2021/2022) ‘Let communities do their work – the role of community mutual aid and self-help groups in the Covid-19 pandemic response’ for upcoming issue of Disasters Magazine (Jan. 2022) – https://doi.org/10.1111/disa.12515
  2. Matthewman, S. and S. Uekusa (2021) ‘Theorizing disaster communitas’. Theory and Society. https://doi.org/10.1007/s11186-021-09442-4
  3. The Global Humanitarian Assistance Report 2021 – https://devinit.org/resources/global-humanitarian-assistance-report-2021
  4. Barnaby Willitts-King, Lydia Poole and John Bryant (2018), ‘Measuring the iceberg’, ODI HPG Working Paper – https://cdn.odi.org/media/documents/12540.pdf
  5. Christian Els and Henrik Fröjmark, ‘Local funding flows and leadership: recent trends in 10 major humanitarian responses’, ODI HPN, Humanitarian Exchange number 79, May 2021 – https://odihpn.org/wp-content/uploads/2021/05/HE-79_Localisation_WEB-1.pdf
  6. Justin Corbett, Nils Carstensen and Simone Di Vicenz, ‘Survivor- and community-led crisis response: Practical experience and learning’ ODI HPN #84, May 2021 – https://odihpn.org/resources/survivor-and-community-led-crisis-response-practical-experience-and-learning/

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