Auteur(s)
Jeanne Taisson
Dans votre livre Perdre le Sud et lors de votre intervention durant les Universités d’Automne de l’Humanitaire, vous parlez des liens entre la colonisation et le capitalisme, dû aux dynamiques de pouvoir et d’exploitation inhérentes à ces deux systèmes. Pouvez-vous nous expliquer un peu plus cela, et quels sont les liens avec l’aide internationale ?
Maïka Sondarjee : Les inégalités internationales ne sont pas nées avec le capitalisme, mais tirent leur origine du début des conquêtes coloniales. De plus, le système capitaliste (basé sur la marchandisation du travail, la propriété privée et le profit) n’est pas apparu en Europe parce que ce continent possédait des capacités intrinsèques particulières. Ce système, accompagné de la révolution industrielle et de ses usines à grandes capacités, s’est développé en Europe parce que les grands propriétaires d’usine avaient accumulé du capital par la colonisation et l’esclavage.
Par exemple, la conquête des empires aztèque et inca en Amérique latine a notamment permis aux Européens d’accumuler et de stocker de l’or, et diverses matières premières. La révolution industrielle en Europe a donc notamment été rendue possible grâce à cette extraction d’une grande partie des richesses naturelles des pays colonisés. Au même moment la traite de personnes d’Afrique subsaharienne commençait. La rentabilité des plantations du sud des États-Unis, basée sur le travail de personnes réduites en esclavage, a permis l’accumulation de capital entre les mains d’une minorité d’exploitants d’origine européenne, et ce, au prix d’une déstabilisation des pays africains. Selon les estimations, le volume de la traite transatlantique d’esclaves a atteint entre 9,5 et 15,4 millions de femmes et d’hommes libres vendus pour être asservis en Amérique. Outre qu’elle profitait aux Européens, la traite transatlantique a provoqué un choc démographique incroyable pour les pays et royaumes africains, en raison du nombre de personnes déplacées d’une région à l’autre du monde.
Et avec la révolution industrielle et la division internationale du travail, le fossé Nord/Sud s’est creusé. La mondialisation et la libéralisation accrue des cinquante dernières années ont aggravé le phénomène et permis à des acteurs non étatiques comme les multinationales de récolter plus d’argent que certains petits pays. Walmart a réalisé en 2017 des revenus supérieurs au PIB de la Belgique et Volkswagen a engrangé un chiffre d’affaires supérieur au PIB du Chili.
Adopter une conception décoloniale de l’ordre mondial institutionnalisé signifie comprendre les relations entre le capitalisme et le colonialisme (mais aussi le patriarcat) dans leurs dimensions matérielles, culturelles et épistémologiques. Par exemple, les femmes racisées du Nord et du Sud subissent différemment les conséquences matérielles et sociales de la mondialisation, et elles sont aussi socialement construites comme inférieures. L’ordre mondial marginalise les populations du Sud par des relations d’exploitation matérielle, mais aussi de dépossession et d’oppression. Le capitalisme, basé sur une croissance continue et sans limite, n’est pas soutenable.
Plus concrètement, quels sont, d’après vous, les freins structurels à une véritable décolonisation de l’aide humanitaire ?
M.S. : Au cours de la dernière décennie, on a assisté à un nouveau « tournant décolonial ». L’expression « décoloniser » est désormais associée à une notion souvent mal définie et moins tangible que l’indépendance des pays colonisés des métropoles. Sauf qu’à l’origine, la décolonialité est un projet politique d’émancipation humaine par le biais de luttes collectives, impliquant au moins les éléments suivants : 1) l’abolition des hiérarchies raciales au sein de l’ordre mondial hétéro-patriarcal et capitaliste ; 2) le démantèlement de la géopolitique de la production des connaissances ; et 3) la ré-humanisation de nos relations avec les autres et la nature.
Il me semble impossible que le champ de l’aide humanitaire (encore souvent basée sur des lignes Nord/Sud) se « décolonise » complètement. Cela impliquerait une sortie du capitalisme, une abolition complète des hiérarchies raciales et des relations de solidarité purement horizontales. Vu la structure du financement et l’origine de certains problèmes mondiaux majeurs comme les changements climatiques (dûs à une surproduction et une mauvaise utilisation des ressources au Nord), il semble peu probable que les rapports coloniaux de pouvoir s’infléchissent totalement.
Pensez-vous que les bailleurs de fonds internationaux sont prêts à embrasser cette idée de décolonisation ? Quels types d’actions ou de changements devraient-ils envisager pour soutenir une approche plus équitable et locale de l’aide ?
M.S. : Ces dernières années, la décolonisation a été largement (et très vaguement) associée à la lutte contre le racisme ou à la défense de tout ce qui a trait à l’équité, à la diversité et à l’inclusion (EDI). C’est devenu très à la mode d’adopter le terme « décolonisation », même pour les bailleurs de fonds. Le terme est devenu populaire dans les universités et les sociétés civiles occidentales, alors que les professeurs et les administrateurs réalisent (très lentement) comment leurs institutions entretiennent le racisme systémique, des épistémologies coloniales et des pratiques ethnocentriques. En organisant tant d’événements autour de l’idée de décolonisation, les universités, les organisations non gouvernementales, les institutions publiques et les fondations privées cooptent le terme des cercles activistes et de la société civile.
Toutefois, au-delà de la dépolitisation du terme, plusieurs actions sont possibles pour rendre l’aide humanitaire plus « équitable ». D’abord, il faut reconnaître l’existence du racisme systémique et se positionner pour les droits des populations encore colonisées dans le monde, que ce soit en Palestine, au Tibet ou ailleurs. Même si cela va à l’encontre des intérêts de nos bailleurs de fonds. Ensuite, il faut rendre nos pratiques organisationnelles plus anti-racistes. Il faut notamment permettre aux employés racialisés ou du Sud global dans nos organisations d’être à l’aise de nous dire comment être de meilleurs collègues et employeurs. Cela implique d’encourager le « call-in », soit encourager des conversations transparentes et ouvertes sur le racisme au sein de nos organisations. Ensuite, il faut modifier les processus d’élaboration des projets, en se permettant d’être mis au défi à chaque étape par nos partenaires du Sud global. Cela implique l’humilité d’être prêts à changer le cours d’un projet ou d’une politique. Plus facile à faire, il faut modifier nos communications et l’imagerie qu’on utilise pour promouvoir notre travail et pour nos campagnes de financement. Au final, il faut financer courageusement, en cessant d’imposer des conditionnalités et des évaluations écrites dans nos bureaux du Nord pour des communautés du Sud global.
Le discours autour de la décolonisation de l’aide est parfois perçu comme éloigné des réalités opérationnelles sur le terrain. Comment, selon vous, concilier cet impératif avec les contraintes quotidiennes que rencontrent les acteurs humanitaires ?
M.S. : Dans un sens, c’est vrai : parler de décolonisation est un mandat trop important pour s’y atteler de façon pragmatique. L’avantage du terme c’est qu’il génère des conversations intéressantes. Mais dans la pratique, il faut « découper la tarte » en plus petits morceaux. Que pouvons-nous faire, maintenant, pour adresser les inégalités coloniales et raciales dans le monde et dans notre travail ? Il faut par exemple changer le narratif, modifier notre vocabulaire, localiser l’aide, etc. En d’autres termes, il ne faut pas « inclure » davantage, mais redistribuer le pouvoir.
Décoloniser quoi que ce soit est donc un projet politique ambitieux. Si les nombreuses utilisations (erronées) du mot ont permis de nouvelles conversations, le risque est grand de créer un nouveau vocable à la mode qui perdra son pouvoir potentiel de changement social. S’émanciper de l’impérialisme et des hiérarchies raciales, c’est-à-dire s’épanouir dans la dignité de tous les humains et de tous les non-humains, dans un processus mené non pas par nous mais par les populations historiquement colonisées, ne se fera pas facilement. Il ne s’agit pas seulement de s’attaquer au système capitaliste, mais aussi à toutes les structures qui le soutiennent, fondées sur la race, le genre, la sexualité, les capacités et la dévaluation épistémique, pour ne citer que quelques-unes des plus importants. « Décoloniser » signifie quelque chose de spécifique pour les chercheurs autochtones et du Sud global, et il ne faut pas dépolitiser le concept. Cela ne veut pas dire que seules les voix des chercheurs et activistes autochtones et du Sud global devraient être les seules représentatives du « tournant décolonial », mais que le projet de décolonisation sera ardu et sur le long terme.
Vous évoquez notamment le complexe industriel du sauveur blanc, ou white saviorism en anglais. Pouvez-vous nous expliquer le rôle de ce concept dans la (dé)colonisation de l’aide ?
M.S. : Le complexe industriel du sauveur blanc (ou white saviorism) est fondé sur la bienveillance qu’on attribue aux populations du Nord global malgré leur rôle dans l’exploitation et la dépossession des populations du Sud. La blanchité (dans le « complexe du sauveur blanc ») ne se réfère pas seulement aux personnes blanches, mais à une structure de pouvoir qui élève certaines personnes par rapport à d’autres. La supériorité de la blanchité peut donc être défendue à la fois par les Blancs et les personnes racialisées.
Le concept de « complexe industriel du sauveur blanc » ou de « syndrome du sauveur blanc » a souvent été inconsciemment associé aux traits psychologiques des individus. Le concept est devenu un référent pour certains individus blancs subtilement racistes mais bien intentionnés qui cherchent à aider les populations du Sud global. En d’autres termes, il existe quelques « pommes pourries » dans le domaine de l’humanitaire, mais la majorité peut dormir tranquille. Toutefois, c’est faux. Le white saviorism n’est pas confiné à l’esprit des individus ; il s’agit d’un système plus global. Il réfère à l’ironie que d’un côté, nous avons un impératif d’aider les populations du Sud global, et d’un autre côté, nous soutenons (souvent malgré nous) un système d’exploitation et de dépossession des populations du Nord global. En d’autres mots, il réfère à la dissonance constituée par, d’un côté l’impératif d’aider les populations du Sud global, et de l’autre le soutien que nous apportons de fait (et quand bien même non intentionnellement) à un système. L’auteur Kenyan Teju Cole parle donc plutôt de « complexe industriel du sauveur blanc » pour désigner un système de pillage, d’exploitation et de militarisation basé sur les intérêts occidentaux, associé à un soi-disant développement bien intentionné. Il associe le complexe industriel du sauveur blanc à « une soupape permettant de relâcher les pressions insupportables qui s’exercent dans un système fondé sur le pillage ».
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