Auteur(s)
François Grünewald & Pierre Brunet
Selon toi, qu’est-ce que la collapsologie peut apporter au secteur de l’aide humanitaire ?
Et inversement ! [rires] La collapsologie permet d’amener la question humanitaire dans des pays qui n’en ont pas l’habitude : les pays riches et industrialisés qui considèrent généralement que l’aide humanitaire concerne les autres pays, vous savez, ceux tout en bas de l’échelle… L’idée de la collapsologie, c’est de rassembler tous les indices, preuves et faits scientifiques qui donnent à penser qu’il peut y avoir des risques de rupture systémique partout, y compris dans les pays riches. Les effondrements – j’insiste sur le pluriel – ne sont pas quelque chose de nouveau. Il y en a partout sur Terre depuis longtemps : des effondrements passés, locaux ou civilisationnels (à l’échelle d’empires), et en ce moment (Syrie, Lybie, par exemple), mais aussi des effondrements boursiers, d’espèces animales, d’écosystèmes, de dynamiques climatiques, etc. Ça, c’est pour le passé et le présent.
Pour ce qui est du futur, on voit émerger non seulement une augmentation de ces risques d’effondrements ponctuels, locaux ou partiels, mais en plus on voit augmenter les risques d’effondrements systémiques, c’est-à-dire qui toucheraient aussi bien les non-humains que les classes sociales et les pays pauvres, mais aussi les pays riches. L’action humanitaire me semble donc intéressante, d’abord parce qu’il y aura encore plus de travail là où il y en a déjà beaucoup (pays pauvres, fragiles, en guerre, etc.), mais aussi parce qu’il y en aura besoin dans les pays riches à cause des déstabilisations dues aux catastrophes climatiques et environnementales de toute sorte ! C’est de l’ordre du possible pour l’instant. Je conçois que c’est une question qui peut perturber et qui, en tout cas, bouleverse notre imaginaire. Et c’est le but, c’est ça qui est intéressant : que l’on parle de risques et de possibilités pour ouvrir les horizons et mieux se préparer.
La deuxième chose qu’apporte la collapsologie, c’est une vision systémique des choses. En résumé, les sciences de la complexité ont découvert que les systèmes complexes (écosystèmes, marchés, sociétés, etc.) réagissent de manière non linéaire ou, en tout cas, beaucoup moins linéaire que prévu, c’est-à-dire que les ruptures arrivent de manière plus imprévisible et plus rapide qu’on pourrait le penser. Cela augmente la vigilance à adopter par rapport aux risques de ruptures. L’invitation que l’on avait faite en créant la collapsologie — qui est une proposition de discipline scientifique transdisciplinaire pour se préparer aux risques, rappelons-le —, c’est de préparer trois phases : l’avant-catastrophe, le pendant (la résilience) et l’après (la reconstruction, ou « recovery » en anglais). Parce que tous ces éléments sont à penser dès maintenant. Dans ma vision, l’humanitaire concerne le court terme, c’est-à-dire les questions vitales et les questions relevant de l’urgence. C’est important, mais on n’est donc pas dans les politiques de moyen ou long terme, qui restent toujours à penser. Il faut insister : penser le court terme ici et ailleurs n’empêche pas de penser le moyen et long terme, au contraire !
Enfin, la collapsologie amène des possibilités de discontinuité dans nos trajectoires de vie. On n’a pas l’habitude des discontinuités dans les pays riches, contrairement aux pays qui subissent déjà des catastrophes. Donc, en plus des politiques et des visions « continuistes », par exemple la sortie des énergies fossiles à horizon 2050, il faut prévoir des scénarios discontinuistes ici, c’est-à-dire des possibles ruptures, et pour ça quels meilleurs acteurs que le monde humanitaire ?
Quel regard portes-tu sur le secteur de l’aide humanitaire, toi qui as travaillé à la fois sur le concept de crise et celui d’entraide ?
Un regard paradoxal puisque j’admire les gens qui partent sur le terrain, qui font preuve de courage et qui sont dans l’entraide, voire l’altruisme. Ça me parle beaucoup et on en a besoin, pour les urgences vitales. Ceci dit, j’ai été formé au « développement », comme ingénieur agronome tropical, et dans le développement, j’ai vite déchanté. Pour moi, c’était la continuation d’un certain colonialisme où, d’un côté les pays riches détruisent les économies des agricultures vivrières et le tissu social en place, et de l’autre envoient des petits pansements, dont l’humanitaire, et des politiques néocoloniales (les ajustements structurels du FMI…). Le développement, comme l’humanitaire, peuvent finalement être considérés comme des béquilles du capitalisme. C’est ce qu’on reprochait souvent à ce secteur dans les débats il y a dix ou quinze ans, à ATTAC par exemple : le fait d’arranger un peu la situation tout en faisant perdurer une situation structurellement injuste. D’où mon regard paradoxal : on a besoin de l’humanitaire et, en même temps, il maintient un système inique, voire toxique, et peut même servir de caution. Mais c’est évidemment très compliqué de dire : « On arrête l’humanitaire et le développement… ».
Les organisations qui travaillent sur le changement climatique te semblent-elles alerter suffisamment sur la catastrophe écologique actuelle ?
D’année en année, la réponse à cette question me semble évoluer. Les faits sont de plus en plus catastrophiques, donc le discours doit changer et il est d’ailleurs en train de changer. Ce n’est pas pour rien que, depuis un an, la collapsologie et la question de l’effondrement sont reprises par les médias de masse et par le grand public. Que ce soit de manière critique ou pas, les gens en parlent. Alors qu’il y a dix ans, c’était beaucoup plus difficile.
Donc la grande question – mais elle se pose depuis quarante ou cinquante ans, depuis le début du mouvement écologiste -, c’est : « Faut-il faire peur, être catastrophiste, pour faire bouger les choses ? ». Pour ma part, je dirais oui et non [rires], parce que deux choses paradoxales me semblent claires aujourd’hui. Premièrement, notre société a peur d’avoir peur, ce qui est un grand frein. Beaucoup de gens disent que les lanceurs d’alerte sont trop catastrophistes mais, en fait, ce sont les faits qui le sont ! Une métaphore existe pour illustrer cela : quand il y a le feu dans votre maison, que les voisins crient au feu et que les pompiers arrivent, est-ce qu’il faut dire à vos voisins : « Excusez-moi mais vous êtes un petit peu trop catastrophistes », et est-ce que vous allez dire aux pompiers : « Arrêtez avec votre alarmisme » ? Non, bien sûr. C’est en fait toute notre société qui a peur d’avoir peur : le public, les bailleurs de fonds et même les scientifiques qui ont aussi peur de faire peur. Ils font en effet face à des chiffres alarmants et subissent de plein fouet l’éco-anxiété, la solastalgie, la dépression et tous les sentiments liés à ces pertes et à ces catastrophes. Beaucoup ont peur de partager ces sentiments négatifs avec le grand public de peur de produire de l’inaction. Je pense donc que les messages qui font peur ont leur place, et qu’il ne faut pas les mettre sous le tapis.
Deuxièmement, je suis persuadé qu’il y a une « biodiversité » des peurs et des postures psychologiques face à la peur. Plusieurs études sur la peur montrent que, globalement, la peur est très utile pour alerter et informer mais moins utile, voire contreproductive, pour passer à l’action. L’alarme ne suffit pas pour faire passer à l’action. Par exemple, pour reprendre la même métaphore, si les pompiers arrivent et vous disent « Au feu ! », vous êtes informés mais vous ne savez pas quoi faire. En revanche, s’ils arrivent et vous disent « Au feu ! Mais prenez ceci, faites cela, etc. », alors vous allez plus facilement passer à l’action. Une biodiversité des peurs, ça veut dire qu’il peut aussi y avoir de la vigilance, de la crainte, de l’anxiété, des peurs de court, moyen et long termes, et en fait, dans toute cette biodiversité des peurs, certaines sont plus propices à l’action et d’autres moins. Une anxiété peut s’installer et paralyser, empêcher de passer à l’action, voire favoriser le déni en créant une sorte de ras-le-bol des mauvaises nouvelles. Au contraire, une vigilance, qui est une sorte de crainte par rapport à l’avenir à plus long terme, permet de mieux se préparer et d’être plus pertinent sur les choix politiques et stratégiques. Quant à la biodiversité des postures, cela signifie que certaines personnes ont besoin d’avoir peur et sont stimulées par la peur alors que d’autres, beaucoup plus sensibles, n’ont pas besoin de peur parce qu’elle est même contreproductive dans leur cas. Quoi qu’il en soit, que la peur soit nécessaire ou redoutée, elle est là et fait partie de nous puisque l’on est des mammifères. Et c’est bien d’avoir peur aussi parce qu’elle nous montre nos limites, nous désigne les dangers, et en cela elle est très utile. Elle peut même nous montrer la voie du courage. Donc la véritable question, aujourd’hui, me semble plutôt « Comment accueillir la peur ? ». Cela peut se faire par des groupes de discussion, des rituels, du travail sur soi, collectif ou individuel, parce que la peur et le niveau d’alarme, les alertes et les catastrophes, on va les côtoyer tout au long du siècle et de plus en plus. Il va donc falloir s’y faire…
Face à l’effondrement, tu proposes de développer des petites unités résilientes plutôt que d’attendre quoi que ce soit du « développement durable ». Cela signifie-t-il que tu fais plus confiance aux mouvements d’aide horizontaux qu’aux grandes institutions ?
Je serai très bref sur le développement durable : c’est une notion « fourre-tout » qui a été très critiquée et qui est trop floue pour permettre un passage à l’action. Elle permet de justifier tout et n’importe quoi. Ce qui m’intéresse dans la question, c’est plutôt la comparaison entre les propositions horizontales, locales, décentralisées, « community-based » comme disent les anglophones, et les grandes structures hiérarchiques, pyramidales. Je ne saurais pas dire précisément pourquoi je suis plus sensible aux premières qu’aux deuxièmes, mais c’est clairement ma culture politique. J’ai toujours eu des doutes et même de la méfiance vis-à-vis des grandes autorités, des dominations, des grandes structures hiérarchiques. Sans compter qu’avec les effondrements à venir, ces grandes structures risquent de se déstructurer.
Par rapport à des ruptures, des discontinuités, ce qui crée la peur et la panique c’est la rupture de l’ordre social, la fin de la croyance en un avenir commun. Et c’est ça qui est dangereux. Lorsqu’il y a une rupture, que ce soit dans une chaîne d’approvisionnement, ou dans l’ordre social, il faut que les gens arrivent à vite trouver une structure d’organisation dans laquelle ils ont un peu de pouvoir, qu’ils connaissent déjà, et qui est fonctionnelle. Et pour cela, il n’y a pour l’instant rien de mieux que l’échelle communale. C’est exactement ce que propose Alexandre Boisson avec l’association SOS Maires : renforcer directement l’échelon municipal pour que les gens, si jamais il y a des ruptures majeures, soient déjà entraînés à quelque chose. Ils connaissent leurs élus, leurs voisins, et pourraient déjà participer en amont de catastrophes à des plans d’urgence, des entraînements, des simulations. Ils auraient déjà la connaissance ex-ante et ne seraient pas démunis. Cela éviterait donc peut-être une panique parce que, si l’on compte seulement sur l’État en délaissant les petites échelles, on donne notre pouvoir à des gens qui n’en font pas toujours bon usage et qui cèdent beaucoup de choses au secteur privé, sans compter qu’on maîtrise de moins en moins les choses. Mais surtout, on favorise des grands pouvoirs et des grandes dominations.
À titre d’exemple, nos pays ont largement misé durant tout le XXe siècle sur des systèmes de distribution d’énergie et de télécommunication assez centralisés. Le nucléaire en est l’archétype. Cela rend les choses à la fois hyper-efficaces sur le moment mais, paradoxalement, cela rend le système vulnérable car inapte au changement et à la prise en compte de la complexité. Voilà pourquoi je suis favorable au développement du local et du low tech aussi dans les technologies et l’énergie. Je trouve très sain et très résilient de déployer dès maintenant des systèmes techniques décentralisés qui autonomisent les gens, et qui n’ont pas besoin d’ingénieurs issus des grandes industries centralisées. Par exemple, les panneaux solaires : on peut en faire des très technologiques avec des ordinateurs, des terres rares, des matériaux compliqués et des logiciels, et dans ce cas-là, on a besoin d’une centralisation, d’ingénieurs, etc. Mais on peut aussi développer des panneaux solaires et des énergies renouvelables décentralisées, c’est-à-dire propres à chaque région, à chaque micro-région, où chaque usager garde la possibilité de réparer soi-même une bonne partie du matériel.
Je trouve donc plus raisonnable et cohérent de renforcer les petites échelles même si cela ne veut pas dire que c’est LA solution et qu’il ne faut faire que ça. Surtout, c’est plus résilient si les grandes structures s’effondrent ! Ceci dit, je suis bien conscient que tout ne se fera pas en local. Quand on trace une ligne de chemin de fer, on est obligé de faire de la politique et de faire de l’intercommunal, de l’interdépartemental, etc., de s’associer, de parlementer et de passer forcément par des grandes structures. À ce sujet, la philosophie politique a beaucoup de choses à proposer : d’autres types de mandat, de structures, de pouvoir, etc., pour ces méta-structures. Il faut stimuler l’imagination politique !
On a vraiment besoin de retrouver une puissance d’« encapacitation », d’empowerment disent les anglophones, à la base, au niveau du citoyen, du quartier, du village, de la ville, du conseil municipal, etc., pour redonner déjà confiance aux gens. En ce moment, il y a un grand sentiment de défiance envers les pouvoirs publics parce qu’on les sent loin. Cette défiance, et le sentiment d’impuissance, se sont accentués depuis la démission de Nicolas Hulot, et c’est un sentiment très toxique car il amène le déni, l’apathie, la peur et la colère. Une colère qui se retourne ensuite contre ceux qui ont créé ce sentiment d’impuissance. Actuellement, on le voit avec les mouvements sociaux.
Miser sur les petites échelles ne signifie pas pour autant un repli sur soi. C’est souvent le grand malentendu lié au fait de prôner la petite échelle et le local dans ce temps d’universalisme et de modernité : on a l’impression que le local est un retour des murs et des nationalismes, un repli sur soi. Mais pas du tout ! On peut miser sur le local en maintenant des capacités d’échange et d’organisation à grande échelle, c’est tout à fait possible.
D’ailleurs, on sait que, dans la nature, il n’y a pas beaucoup de centralisation, voire très peu. Depuis 3,8 milliards d’années que le vivant expérimente, le hiérarchique pyramidal et la centralisation sont vraiment très rares. Tout est décentralisé, rhizomatique, mycorhizien, réticulé, car c’est beaucoup plus résilient. En fait, le hiérarchique pyramidal, c’est efficace sur le temps court et pour un environnement stable. Mais aujourd’hui, on a besoin de penser le long terme et les environnements instables. Le hiérarchique pyramidal et les grandes structures sont les premières choses qui vont s’effondrer et c’est ce qu’il y a de moins résilient. Il faut selon moi absolument recréer des politiques d’organisation décentralisée. Malheureusement, les gens ne savent pas trop faire. Un grand champ de recherche est à mener à ce niveau-là.
Tu accordes une grande importance à la question des mythes et des imaginaires pour sortir les gens du déni et faire changer les choses. Selon toi, en quoi cette approche peut-elle être utile au secteur de l’aide internationale ?
Je suis convaincu que la question des mythes et des récits est utile et indispensable à tout le monde. C’est la question de l’histoire qu’on se raconte, et donc de l’horizon que l’on se trace pour éclairer un peu le chemin qui est devant nous. C’est évidemment fondateur et c’est la condition sine qua non pour faire de l’organisation et de la politique. Donc, pour moi, tout le monde devrait se poser cette question. Pour les humanitaires, c’est important, évidemment, mais c’est à eux de s’emparer de cette question.
Un exemple : j’ai eu un grand déclic après mes études d’agronomie. J’étais très sensible à l’agroécologie et à la permaculture en tant qu’agronome, au fait de retrouver les principes du vivant dans l’agriculture. J’étais également très sensible au monde tropical donc je suis parti en 2009-10 à Cuba et au Venezuela, seul pendant cinq mois. Là-bas, j’ai vu beaucoup de choses extraordinaires, notamment des unités de production incroyables que l’on ne verrait pas ici au niveau permaculture et agroécologie. Je suis donc revenu de ce voyage très enthousiaste (en précisant que je ne fais pas du tout l’apologie des régimes autoritaires !) car ce sont des pays qui ont su innover, qui ont une audace assez folle à ce niveau-là. Et je suis aussi revenu avec un récit inversé : on m’avait appris à la fac que j’allais « développer les pays pauvres » et « nourrir la planète » (c’est ce qu’on dit aux agronomes) et, en fait, je me suis rendu compte que les programmes agricoles de Cuba et du Venezuela avaient quinze ans d’avance sur nous. Finalement, le « Sud » allait développer le Nord ! Il y a eu une grande inversion dans ma tête et cette inversion de récit a tout changé dans ma manière de voir les choses. De retour en Europe, je me suis dit : « Je vais développer l’Europe, faire du développement ici, parce que c’est ici que l’on a besoin de miser sur l’agroécologie, qu’on a des décennies de retard ». Une rupture de récit et d’imaginaire permet de changer notre vision du monde, donc notre action.
Et puis par rapport à l’humanitaire, il y a une dernière remarque qui me tient à cœur : j’ai toujours considéré que le mot « humanisme » était clivant en tant que représentant de cette coupure ontologique avec les êtres vivants non humains (plantes, animaux, champignons, bactéries…). Pour moi, l’humanisme a une connotation de repli sur soi (notre espèce) que je n’aime pas. Et dans le mot « humanitaire », je trouve qu’il y a un peu la même idée : on va sauver seulement les humains. En fait, j’aimerais que ce récit s’élargisse et qu’on étende l’humanitaire à l’ensemble du monde vivant. Alors, bien sûr, il y a déjà des organisations qui vont dans ce sens mais ce serait un véritable déclic de construire maintenant toute l’action humanitaire sur ce récit d’une communauté vivante élargie. Une sorte d’« action vivantitaire » ? [rires]
Entretien mené par François Grünewald et retranscrit par Pierre Brunet
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