Auteur(s)

Pablo Servigne

L’entraide – qui est l’association mutuellement bénéfique entre individus – ne concerne pas seulement les humains : tous les êtres vivants sont impliqués dans de multiples formes d’associations. Les biologistes et les écologues décrivent depuis des siècles les associations entre individus apparentés (comme au sein d’une même colonie de fourmis), entre individus d’une même espèce (comme un banc de poissons) ou même entre espèces différentes (par exemple, la pollinisation des plantes par les animaux). Toutes ces associations concernent en réalité tous les êtres vivants depuis près de 4 milliards d’années.

Ces associations sont si nombreuses et diversifiées que nous pouvons affirmer que l’entraide est un principe du vivant. De plus, comme l’avait déjà montré le géographe Pierre Kropotkine dans son livre de 1902 (L’entraide, un facteur de l’évolution), l’entraide est même un principe de sélection naturelle : ceux qui survivent ne sont pas les plus forts, mais ceux qui coopèrent le plus. Ce savant russe a également démontré que l’environnement joue un rôle important dans l’émergence de l’entraide : plus un milieu est hostile, et plus les êtres vivants s’entraident. Cette affirmation — contre-intuitive pour le sujet libéral (au sens philosophique du terme) — est aujourd’hui redécouverte par les sciences expérimentales, et s’explique aisément : l’individu « égoïste » et solitaire a moins de chances de survivre dans un milieu difficile.

Ainsi, au fil des décennies, les sciences ont déconstruit l’image d’Épinal accolée à la nature : une guerre de tous contre tous (la fameuse « loi de la jungle ») et un état permanent de compétition et d’agression. Tout cela n’est que mythologie libérale : dans la nature, l’entraide, la coopération, la symbiose, le mutualisme et l’altruisme tiennent une place prépondérante. Mais comment cela se traduit-il au sein de notre espèce ?

 

L’entraide humaine est spontanée…

La première idée clé à établir est que l’entraide et les comportements prosociaux sont en général très spontanés. Pour le montrer, plusieurs moyens sont possibles. Le premier est de constater ce qu’il se passe lors d’événements catastrophiques, lorsque l’ordre social disparaît brutalement et que les autorités perdent momentanément les moyens d’exercer un contrôle. Le stress des victimes et la rapidité des événements empêchent le plus souvent les raisonnements rationnels : on fait ce qu’on peut, on agit par réflexe.

Contrairement aux idées reçues, en cas de catastrophe, la panique est rare : les gens conservent leur sang-froid, s’auto-organisent et font preuve de comportements prosociaux, voire altruistes et même extraordinaires. À ce sujet, l’analyse des témoignages de victimes par les psychologues et sociologues est sans appel. Parmi les nombreuses études, on peut citer celle-ci : « Thomas A. Glass, de l’Université Johns Hopkins, et ses collaborateurs ont analysé les réactions humaines lors de dix catastrophes très diverses survenues entre 1989 et 1994 : deux tremblements de terre, deux déraillements de trains, un crash d’avion, deux explosions de gaz, un ouragan, une tornade, une explosion de bombe avec incendie. Le nombre de victimes est allé de 3 à plus de 200. Les chercheurs ont systématiquement constaté que les victimes avaient spontanément formé des groupes, animés par des leaders, et fixé des règles communément admises en se répartissant les rôles en vue de la survie d’un maximum de personnes »1.

Comment expliquer cela ? Les individus, stressés ou parfois en état de choc, sont à la recherche de sécurité avant toute chose – ils sont donc peu enclins à la violence. Ce fut le cas par exemple pendant l’effondrement des tours jumelles à New York en 2001, après le tsunami de décembre 2004 dans l’océan Indien, après le séisme qui a frappé Haïti en 2010, ou encore dans la salle de concert du Bataclan, lors des attentats du 13 novembre 2015. Outre les nombreux élans de solidarité provenant de l’extérieur, des témoignages saisissants de rescapés décrivent des personnes de l’intérieur en train d’aider de parfaits inconnus au péril de leur vie. Des conditions extraordinaires font donc ressortir des comportements extraordinaires.

Un autre moyen d’explorer la spontanéité des comportements d’entraide est de créer des dispositifs expérimentaux. Les chercheurs testent ainsi le comportement des participants grâce à des jeux économiques dont ils maîtrisent tous les paramètres, et dont le plus connu est le « jeu du bien public ». Voici en quoi il consiste : les chercheurs demandent à des participants (par exemple, dix personnes autour d’une table) qui ne se connaissent pas, et auxquels ils ont donné une même somme d’argent (par exemple, 20 euros), de placer une partie de leur argent dans un pot commun. À chaque tour, la somme du pot commun est doublée, puis redistribuée équitablement aux joueurs. Ainsi, si tout le monde mise sur le commun, tout le monde en sort gagnant (plus riche), mais si seuls quelques altruistes contribuent (les égoïstes préférant garder leurs sous), alors ils en sortiront avec moins d’argent que les égoïstes (qui auront profité du pot commun)… Voilà un dilemme riche d’enseignement !

Le résultat principal de cette expérience est qu’il se trouve toujours entre 40 et 60 % des participants pour contribuer dès le premier tour au pot commun, même lorsque les joueurs ne se connaissent pas. Plus largement, en faisant jouer ces jeux économiques à quinze sociétés traditionnelles, incluant des cultures de chasseurs-cueilleurs, de nomades, de semi-nomades et de sédentaires (comme les Machiguengua du Pérou, les Hadza et les Sangu de Tanzanie, ou les Torguud de Mongolie), les chercheurs se sont rendu compte que, partout dans le monde, les participants contribuent spontanément au pot commun, avec des taux de participation extrêmement variables, allant d’une très faible contribution à une contribution de l’entièreté de la somme qu’ils possédaient. On est donc loin du modèle de l’Homo economicus, rationnel et égoïste !

En mesurant le temps de décision de chaque joueur au jeu du bien public, d’autres chercheurs ont constaté que les sujets qui répondaient rapidement étaient plus coopératifs que ceux qui mettaient du temps à se décider. Ils ont donc créé une expérience où ils forçaient les joueurs à se décider plus vite (de manière plus spontanée), et constaté que cela augmentait les contributions au pot commun ! À l’inverse, forcer les joueurs à prendre le temps de la réflexion (en favorisant la réflexion) diminuait les contributions. Enfin, les chercheurs ont placé les joueurs dans des conditions favorables à l’intuition et remarqué que cela augmentait les contributions au pot commun, alors qu’un contexte de réflexion les rendait plus égoïstes.

Ces résultats font écho aux incroyables récits de héros anonymes qui ont fait preuve d’un altruisme extrême en risquant volontairement leur vie pour tenter de sauver celle d’une autre personne. Depuis un siècle, aux États-Unis, le Carnegie Hero Fund recense ces récits et honore ces héros ordinaires en leur donnant une médaille. Des psychologues ont demandé à des volontaires de lire ces récits et d’évaluer si les actes altruistes étaient plutôt spontanés ou le résultat d’une réflexion : l’impression largement majoritaire des lecteurs était qu’ils relevaient d’actes spontanés. De même, un journaliste a récemment demandé au secrétaire du Carnegie Hero Fund s’il voyait un point commun entre tous ces actes de bravoure. Celui-ci a répondu que la plupart de leurs auteurs n’avaient pas su évaluer les risques et les bénéfices de leurs actions : ils s’étaient simplement sentis obligés d’agir…

Cela est-il également le cas dans la vie de tous les jours, sans condition de stress ? Les comportements d’aide spontanée en situation de non-urgence ont été mesurés dans une grande expérience de psychologie sociale réalisée dans 23 grandes villes du monde en 2001. Il s’agissait par exemple de prévenir un passant qu’il avait fait tomber son crayon, d’offrir son aide à une personne boiteuse pour ramasser une pile de revues, ou d’aider un aveugle à traverser la route. Les résultats sont clairs : les comportements d’entraide sont fréquents, partout.

Chaque ville a en effet montré un taux d’aide spontanée relativement constant et homogène, suggérant que chacune avait sa propre culture de l’entraide. Les résultats entre les cultures sont toutefois très variables, allant de 40 % de comportements prosociaux à Kuala Lumpur (Malaisie) à 93 % à Rio de Janeiro (Brésil). Les chercheurs remarquent que ces variations dépendent de deux facteurs : la culture latine (l’Espagne, le Brésil, le Costa Rica, El Salvador et le Mexique ont été particulièrement généreux) et la productivité économique de la ville (plus les habitants ont de pouvoir d’achat, moins ils ont tendance à aider).

Il est donc possible d’affirmer en résumé que les gens sont spontanément prosociaux, comme l’ont montré des centaines d’expériences, dans des dizaines de pays, sur tous les continents, et en utilisant différents dispositifs expérimentaux2. Les êtres humains se comportent donc de manière beaucoup moins égoïste que certains économistes veulent bien nous le faire croire.

 

… mais fragile

L’entraide trouve son origine dans un acte de don qui produit chez le receveur une obligation très puissante de réciprocité. Cette logique de « donner-recevoir-et-rendre » est le cœur de l’entraide, et, in extenso, de tout lien social. Ainsi, la réciprocité est le pilier de l’entraide humaine. Si elle est déployée à travers un groupe, elle fait passer les niveaux de coopération humaine à des échelles bien supérieures aux autres espèces, en intensité et en taille de groupe.

Pour autant, aussi puissante que soit la réciprocité entre deux ou plusieurs personnes, elle tend à « se diluer » avec le temps et avec l’augmentation du nombre d’individus d’un groupe. Au jeu du bien public, comme dans la vraie vie, on retrouve toujours une petite proportion de profiteurs, de tricheurs et d’égoïstes. Même s’ils sont peu nombreux, ils entraînent le groupe dans une spirale égoïste et compétitive qui finit par emporter l’ensemble des membres. À partir du moment où quelques personnes se replient ou trichent, et que d’autres s’en rendent compte, de nombreux coopérateurs cessent leur participation, provoquant alors un effondrement rapide des contributions au bien commun. Le résultat ? Tout le monde est perdant, alors même que chacun pensait tirer profit individuellement de la situation.

L’entraide, surtout au sein d’un groupe, est donc un fragile équilibre qui peut se dégrader progressivement, voire s’effondrer en un clin d’œil. Cela arrive même si les individus entretiennent de bonnes relations de réciprocité, même si une majorité d’entre eux sont bien intentionnés, et même si tout le monde est bien conscient que l’entraide est profitable au groupe. Il suffit d’un petit nombre d’actes antisociaux pour retirer à la majorité l’envie d’être vertueux.

Pour contrer ce risque de délitement, les humains ont développé au cours de l’évolution plusieurs mécanismes de renforcement et de stabilisation de l’entraide :

1. La punition des tricheurs et la récompense des altruistes. C’est un trait que l’on observe dans toutes les cultures humaines. En établissant ces règles, les niveaux de coopération, d’altruisme et de participation au bien commun augmentent rapidement à des niveaux très élevés. C’est ce que les chercheurs appellent la « réciprocité renforcée » (strong reciprocity).

2. La réputation. Un acte altruiste peut revenir vers le donneur par des voies détournées. C’est ce que les chercheurs appellent la « réciprocité indirecte » : vous aidez quelqu’un du groupe, sachant que la réciprocité pourrait venir de n’importe quelle autre personne du groupe. Mais pour cela, il faut reconnaître les autres individuellement. L’anonymat amène la possibilité d’un relâchement des obligations de réciprocité (oubli, défection, je-m’en-foutisme, etc.), faisant chuter le niveau général d’entraide.
Le mécanisme de réputation permet de garantir un haut niveau de confiance en plaçant une sorte d’« étiquette de fiabilité » sur chacun des membres du groupe, en permettant de reconnaître les personnes sans les connaître. Les gens tiennent en effet à leur réputation… et ont tendance à coopérer avec les personnes dotées d’une bonne réputation. Dans les grands groupes, mais qui restent de taille « humaine » (le quartier, le village, l’entreprise, etc.), grâce à une bonne circulation de l’information (les ragots), on saura vite qui sont les tricheurs et les profiteurs. La réputation devient donc une information très précieuse, comme un score qui s’actualise à chaque interaction et qui révèle nos actions passées. Ce score ressemble ainsi à un capital que l’on peut accumuler, mais que l’on peut aussi perdre. Il représente pour chaque individu la promesse d’un avenir (socialement) prospère.

3. Les normes sociales et les institutions. Quelle que soit la taille du groupe (famille, clan, association, entreprise, club, religion, nation, etc.), ses membres obéissent à des normes sociales partagées qui favorisent la cohésion du groupe car elles permettent une transmission rapide et efficace des codes de réciprocité à travers l’espace et le temps. Toutefois, dans les grands groupes, ces normes ne peuvent se pérenniser qu’à travers des institutions stables et elles-mêmes pérennes. Ces dernières ont le défaut de faire apparaître une réciprocité plus « froide » et impersonnelle (« réciprocité invisible »), mais permettent de l’étendre à des niveaux « extraordinaires », au sens premier du terme, et de maintenir la cohésion sociale au sein d’immenses groupes, même entre parfaits inconnus, ce qui est unique dans le monde vivant.

4. Les sentiments de confiance, de sécurité et d’équité/justice. Pour faire émerger une entraide puissante et généralisée au sein d’un groupe, trois ingrédients s’avèrent indispensables : le sentiment de sécurité ressenti par tous les membres du groupe et qui dépend de la constitution d’une bonne « membrane » (les règles que se fixe le groupe, sa raison d’être, son identité) ; les sentiments d’égalité et d’équité qui permettent d’éviter les effets néfastes du sentiment d’injustice (colère, ressentiment, comportements antisociaux et désir de punition) ; et enfin le sentiment de confiance qui naît des deux précédents, et qui permet à chaque individu de donner le meilleur de lui-même pour le bien du groupe. Si les trois sentiments sont présents et que des mécanismes permettent de stabiliser la réciprocité dans le groupe, alors un « déclic » se produit : le groupe devient (temporairement) un organisme vivant à part entière, un superorganisme particulièrement efficace.

5. Les facteurs extérieurs au groupe. Il en existe trois : la présence d’un ennemi commun (un « grand méchant loup »), un milieu hostile, et l’existence d’un objectif commun facilement quantifiable et atteignable. Ces trois facteurs alignent les objectifs de tous les individus du groupe, ce qui rend la réciprocité plus fluide et permet d’acquérir plus facilement les sentiments de sécurité, d’égalité/équité et de confiance. L’introduction d’une menace supérieure a comme effet de transformer les anciennes rivalités en solidarité. Le danger et les défis favorisent donc considérablement l’entraide.

 

Comprendre, expérimenter, pratiquer

Mettre au jour tous ces mécanismes n’a qu’un but : redevenir compétent en entraide, en coopération, en solidarité… dans un monde noyé par une idéologie de la compétition. Pourquoi ? Pour traverser plus pacifiquement ce siècle de catastrophes.

Comment agissent les catastrophes sur l’entraide ? Et inversement, comment fonctionne l’entraide en temps de catastrophes ? Ces questions sont centrales pour les humanitaires, et il reste encore beaucoup de choses à découvrir. Répondre à ces questions en amènera de nouvelles : comment éviter des conflits ? Comment mettre en place des réseaux d’entraide lors d’une crise ? Avant une crise ? Comment ces réseaux d’entraide protègent-ils les gens des chocs ?

La résilience des communautés humaines face aux adversités ne peut se passer de ces questions fondamentales. Au-delà de la pure compréhension, l’enjeu est aujourd’hui d’appliquer tous ces savoirs sur le terrain. Mais pour cela, il est préalablement nécessaire de croire aux formidables potentiels de l’entraide humaine (ce qui n’est pas gagné). Ensuite seulement, il sera possible de mettre en place des pratiques et des expérimentations de terrain, « grandeur nature ». L’enjeu est considérable, car face à l’adversité, le choix est toujours le même : la guerre civile ou la solidarité.

  1. Jacques Lecomte, La bonté humaine, Odile Jacob, 2012, p. 30.
  2. Pour des précisions sur la nature de cette spontanéité (épigénétique ? inné ?, etc.), lire le chapitre 2 de mon livre L’entraide, L’autre loi de la jungle (LLL, 2017), co-écrit avec Gauthier Chapelle. Vous y trouverez également toutes les références aux articles scientifiques mentionnés.

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p.3-9