Auteur(s)
Julien Carlier & Véronique de Geoffroy
Une définition de la qualité qui varie selon les points de vue
S’entendre sur une définition de la qualité n’est pas chose aisée quel que soit le secteur d’activité. Elle est par nature composée de caractéristiques fortement subjectives et revêt de fait des significations très différentes selon le point de vue des personnes concernées. Tenter de définir la qualité pour l’aide humanitaire, un secteur profondément complexe et multipartite, devient extrêmement problématique. A un bout de la chaîne, les populations affectées par les désastres ont principalement besoin d’avoir accès à une aide adaptée à leur situation, leurs priorités et livrée en temps voulu. A l’autre bout de la chaîne, les bailleurs ont certes à cœur de satisfaire ces besoins essentiels, mais ils ont aussi de nombreuses autres préoccupations telles que satisfaire aux injonctions politiques de leurs gouvernements, s’assurer de la conformité administrative et financière de leurs partenaires d’exécution et vérifier leurs manières d’agir sur le terrain. Ces impératifs additionnels sont guidés par le statut des bailleurs qui gèrent des fonds publics et ont une contrainte légale forte vis-à-vis de l’opinion publique de justifier comment les subventions ont été dépensées et à quels effets.
Chaque partie prenante du système de l’aide – communautés et populations affectées, autorités locales ou nationales, donateurs individuels, opérateurs, etc. – a ainsi sa propre conception de ce que devrait être une intervention humanitaire de qualité. Ces différentes perspectives cohabitent au sein même des organisations humanitaires qui sont tenues à la fois de satisfaire aux exigences de ceux qui les financent et de répondre aux besoins des populations affectées par les désastres. Il n’est ainsi pas rare de constater au sein des organisations une tension entre des dirigeants qui cherchent à consolider la survie de la structure en satisfaisant et rassurant les bailleurs de fonds, les donateurs individuels et les médias ; et de l’autre, les équipes opérationnelles au contact des populations affectées davantage préoccupées par la qualité et la pertinence des interventions sur le terrain.
Une spécificité du secteur tient aussi au fait que le système international de l’aide n’est pas structuré de sorte que les « bénéficiaires » exercent un contrôle sur les organisations qui leur portent assistance. C’est une différence fondamentale d’avec le secteur privé à qui l’on doit le développement des principes de gestion de la qualité. Dans ce secteur, « le client est roi » : il a la possibilité de choisir son fournisseur et de boycotter voire ternir sa réputation s’il est insatisfait du service qui lui est rendu. La satisfaction du client est au cœur des démarches de qualité du secteur privé. S’il est important d’user de précautions dans les comparaisons entre secteur privé et humanitaire tant leurs fondements éthiques sont éloignés, il n’en demeure pas moins vrai que les « bénéficiaires » de l’aide aujourd’hui n’ont que très peu de pouvoir sur le système de l’aide.
Différentes perceptions des enjeux de qualité
Ces spécificités de l’aide humanitaire engendrent donc naturellement des interprétations divergentes des problèmes de qualité selon qui l’on interroge dans le secteur. Les Universités d’Automne de l’Humanitaire ont fait apparaitre ainsi différentes perspectives qui sont autant de motivations pour faire évoluer les mécanismes et les outils de qualité et de redevabilité du secteur.
Émergence de nouveaux acteurs
L’émergence d’acteurs non professionnels sur les terrains de crise médiatisés (Tsunami en 2004, Haïti en 2010), dont les actions relayées par les medias souvent en quête de scandales ont des répercussions sur l’ensemble de la communauté humanitaire, est sans aucun doute l’une des motivations à l’origine du projet de certification. L’un de ses objectifs serait ainsi de faire le tri entre organisations professionnelles et non professionnelles.
Plus subtile, la multiplication des acteurs de l’aide avec notamment la montée en puissance des entreprises, des militaires ou des acteurs nationaux comme les National Disaster Management Agencies (NDMA) lors des réponses aux crises pose aussi la question des critères et des principes définissant l’action humanitaire. La mise en place de la Norme Humanitaire Fondamentale (NHF) doit-elle permettre l’intégration de ces acteurs ou au contraire préserver l’espace humanitaire « traditionnel » ? C’est là l’un des enjeux sous-jacents et l’une des difficultés majeures dans le travail d’élaboration d’une définition de la qualité de l’aide.
Les autorités nationales qui sont généralement impliquées à la marge dans les interventions humanitaires, peuvent contribuer à rendre plus difficile l’accès aux zones d’intervention et la mise en œuvre des programmes. Les projets de NHF et de certification pourraient aussi être vus comme la mise en place de garanties pour faciliter l’accès aux organisations professionnelles en cas de catastrophe…
C’est donc cette évolution du nombre et de la nature des acteurs opérationnels sur les terrains de crises qui motive pour partie les efforts de définition de la qualité et de régulation du secteur, avec des objectifs (contradictoires ?) à la fois d’inclusion de certains acteurs et d’exclusion d’autres acteurs.
Crise de confiance avec l’opinion publique et les médias
Par ailleurs, cette évolution du paysage institutionnel s’accompagne d’une « crise de confiance » entre les donateurs (échaudés par les medias), les autorités locales (en attente d’un rôle plus important) et les acteurs humanitaires traditionnels.
Mais cette crise de confiance tient aussi peut-être à la façon dont les organisations ont tendance à communiquer leurs actions en occultant les véritables enjeux et difficultés des interventions sur le terrain au profit d’un discours simplificateur visant à motiver le don et rassurer le donateur. Ce type de communication génère des attentes élevées de la part de l’opinion publique et contribue aux critiques du monde humanitaire relayées par les médias lorsque le secteur échoue à atteindre ces attentes. Ce phénomène est amplifié par la compétition accrue entre les organisations humanitaires et la nécessité toujours plus grande de fidéliser leurs donateurs en apparaissant sous leurs meilleurs jours dans les médias. Dans cette optique, tout effort en matière de qualité et de redevabilité devrait intégrer une composante d’information (et non de communication) auprès des medias et du grand public quant à la réalité des programmes sur les terrains, y compris sur les limites et difficultés rencontrées.
Exigences et besoins des bailleurs
Les principaux bailleurs « historiques » (comme par exemple ECHO, USAID ou DFID) ont pu développer au fil des ans une expertise et une présence forte sur le terrain. Cette maturité et les moyens associés leur permettent d’entretenir une relation de confiance avec leurs partenaires d’exécution et de travailler en étroite collaboration avec eux sur les difficultés liées aux interventions humanitaires. Mais tous les bailleurs du secteur humanitaire n’ont pas ces mêmes capacités, qu’il s’agisse de donateurs plus modestes, de pays émergents ou de donateurs privés comme les fondations. Pour eux, se pose donc la question de comment garantir la viabilité de leurs partenaires d’exécution et la qualité des interventions menées en leur nom sur le terrain. Le projet de certification pourrait dans ce cadre s’avérer être une piste intéressante pour les bailleurs aux capacités plus limitées et qui délégueraient ainsi une partie de la charge de vérification de la conformité des organisations à un tiers.
Le système de l’aide humanitaire est actuellement déséquilibré avec énormément d’énergie et de ressources dépensées en audits et reporting. Cette très forte bureaucratie principalement orientée sur des aspects légaux et financiers détourne des véritables enjeux de la qualité du service rendu aux populations. Pour autant, il ne semble pas qu’une certification puisse, à court terme, soulager les multiples exigences des bailleurs de fonds, eux-mêmes tenus par leurs propres mécanismes de redevabilité. La question du déséquilibre entre qualité des programmes et qualité du reporting demeure.
Qualité des programmes
Il a été noté que le système humanitaire, sectorisé, n’est peut-être pas porteur de qualité du point de vue des bénéficiaires ; un système segmenté en secteurs d’interventions et groupes de populations qui répond à des impératifs du secteur et des spécialisations (WASH, Nutrition, FoodSec, shelter, IDP, Refugees…) ne correspond pas à la réalité et au quotidien des populations en situation de crise dont les besoins sont interconnectés.
Avec des moyens très limités pour les populations affectées par les désastres de se faire entendre et de faire valoir leur propre conception de la qualité de l’aide, il est difficile de mesurer de façon systématique la réalité des problèmes de qualité de l’aide. Les développements des nouvelles technologies de la communication pourraient avoir un impact majeur dans les années à venir à ce sujet, en favorisant les circuits courts de l’aide et les mécanismes de feedbacks (via SMS, mail, etc.).
Au final, la question centrale de la qualité des programmes reste posée. Les UAH n’ont pas permis de dégager un consensus sur la réalité et la gravité des problèmes de qualité des interventions humanitaires. En particulier, les ONG professionnelles présentes ont tenu à mettre en avant les nombreux progrès réalisés au cours des dernières années tout en reconnaissant qu’il existait évidemment des marges d’amélioration.
Conclusion
Pour tous ces problèmes de qualité, il semble illusoire de penser qu’une ou deux initiatives permettront de répondre à l’ensemble des problèmes. Le système humanitaire est chaotique, composé d’organismes divers et répondant à une logique systémique. Il n’existe pas un levier à actionner, une solution miracle pour régler tous les problèmes de qualité. Bien plus, face à chaque problème identifié, il s’agit d’identifier des pistes d’action particulières et complémentaires pour plus d’efficacité au niveau global.
Ainsi par exemple, un plaidoyer concerté de la part des ONG pour alléger la charge du reporting multiple auprès des bailleurs de fonds, conformément aux engagements pris par ces mêmes bailleurs dans le cadre de la GHD1, semblerait nécessaire et permettrait certainement de mieux équilibrer l’importance relative du rendu et du contrôle de conformité administrative et financière au profit du suivi de la qualité des programmes du point de vue des populations…
Par ailleurs, une évolution du type de communication auprès des medias et du grand public permettrait certainement de consolider la confiance envers les organisations professionnelles. Cela pourrait se faire, par exemple, à travers le partage plus systématique des résultats des évaluations ou la multiplication de mécanismes collectifs de collecte de fonds pour éviter la surenchère médiatique.
Concernant l’émergence d’organisations non professionnelles sur les terrains de crise médiatisés, il semble illusoire de penser qu’un mécanisme de certification en viendrait à bout puisque par définition, ces organisations se situent « hors secteur »… En revanche, l’éducation au don et à la solidarité dans nos propres sociétés participeraient certainement à diffuser ce qui est utile en cas de catastrophe, ce qui ne l’est pas et quelles sont les contraintes d’intervention dans ces contextes.
Enfin, au-delà des esquisses de solutions multiples et en complément de la culture de l’évaluation qui existe aujourd’hui dans le secteur, c’est une révolution culturelle de la Qualité au niveau institutionnel qui reste à engager, qui mettra les organisations dans une démarche d’amélioration continue. Les études sur la qualité d’autres secteurs d’activité estiment systématiquement le coût de la non-qualité entre 15 et 25 % du chiffre d’affaires d’une organisation n’ayant pas mis en œuvre de démarche qualité. C’est ce calcul des coûts de la non-Qualité qui a motivé cette révolution dans d’autres secteurs. Dans l’aide humanitaire, ces coûts sont aujourd’hui portés par les populations et ne se comptabilisent pas financièrement mais en souffrance supplémentaires, en temps perdu, en frustrations inutiles, etc. C’est donc encore à ce stade une question de responsabilité éthique et un choix volontaire des organisations professionnelles que de mettre en place des mécanismes efficaces et pérennes d’amélioration continue… en attendant l’émergence de systèmes plus ou moins structurés de feedbacks, basés sur les nouvelles technologies de la communication, et qui risquent bien de bouleverser l’équilibre des pouvoirs entre organisations, populations et donateurs.
Véronique de Geoffroy – Directrice des Opérations, Groupe URD
Julien Carlier – Appui Conseil Qualité, Groupe URD
- Good Humanitarian Donorship : http://www.goodhumanitariandonorship.org
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