Auteur(s)
Mehdi Terbeche & Michael Carrier
L’agilité est aujourd’hui le fer de lance des cabinets de conseil et autres sociétés de service. Toutes les grandes entreprises ont lancé des chantiers de transformation et de nombreux domaines autres que les systèmes d’information prennent le virage de l’agilité. Cette volonté de devenir plus « agile » s’est également étendue aux organisations d’aide humanitaire et de coopération au développement qui s’inspirent de l’expérience des entreprises pour gagner en efficacité et en flexibilité. Mais revenons-en aux racines de cette tendance.
L’agilité est née – dans le monde des projets informatiques – du besoin de renouer avec le bon sens. Un monde où le fait de répondre à un besoin de manière cohérente était devenu secondaire par rapport au fait de remplir les termes d’un contrat toujours plus compliqué et contraignant. Un monde où l’on parlait de ressources et de jours-hommes comme d’autres parlent de kilos de pommes de terre. C’est dans ce contexte que dix-sept personnes – pratiquant des méthodes de gestion de projet alternatives – se sont réunies en 2001 pour créer ce que l’on appelle aujourd’hui : « Le Manifeste agile »1, recueil hyper-simpliste qui pose les bases de la bonne gestion d’un projet informatique. Ce manifeste sert de dénominateur commun à ce que l’on appelle aujourd’hui les « méthodes agiles », c’est-à-dire des méthodes de pilotage et de réalisation de projets qui cherchent à impliquer au maximum les demandeurs et à être le plus réactif possible en s’organisant autour de cycles courts et adaptatifs (« itérations ») pour conceptualiser et réaliser de manière progressive – ou « incrémentale » – le(s) livrable(s) attendu(s).
Pour autant, la gestion de projet existe bien au-delà du monde des systèmes d’information et fournit un cadre méthodologique à la majorité des interventions de l’aide humanitaire et de la coopération au développement. Au cours des Universités d’automne de l’humanitaire (UAH) qui ont eu lieu au siège du Groupe URD (à la Fontaine des Marins-Plaisians) en octobre 2018, et alors qu’une rigidité « rampante » empêche les organisations humanitaires de s’adapter aux changements de contexte, de crise ou de besoin au fil du temps2, les participants ont décidé de réfléchir collectivement aux approches méthodologiques de l’agilité dans l’aide humanitaire et la coopération au développement. Le « Manifeste agile » est alors apparu comme une source d’inspiration.
Dans cet esprit, nous avons entrepris d’adapter le texte original du Manifeste agile pour esquisser un « Manifeste agile de la gestion de projet dans l’aide humanitaire et la coopération au développement ».
« Manifeste agile de la gestion de projet dans l’aide humanitaire et la coopération au développement »
(Adapté du texte original « Manifeste pour le développement agile de logiciels »)
Les 4 valeurs – Nous respectons ces valeurs :
- Les individus et leurs interactions plus que les standards, les processus, les procédures et les outils.
- Un produit ou service concret et pertinent plus qu’une documentation de projet et un reporting exhaustifs.
- La collaboration avec les différentes parties prenantes plus que la négociation contractuelle.
- L’adaptation au changement plus que le suivi d’un plan.
Ces valeurs soulignent les éléments fondamentaux d’une démarche agile. Nous reconnaissons l’importance de tous les points mentionnés, et estimons qu’une démarche agile devrait privilégier les premiers éléments de chaque phrase (surlignés en gras).
Les 12 principes – Nous suivons ces principes :
1. Notre plus haute priorité est de répondre de manière responsable aux besoins des populations en assurant ou en facilitant la fourniture concrète et régulière de produits et/ou services d’intérêt général.
Dans le secteur de l’aide humanitaire et de la coopération au développement, la notion de « clients » peut définir : le destinataire des actions (souvent appelé « bénéficiaire »), le commanditaire qui finance (« bailleur de fonds ») ou encore les autorités qui réglementent l’intervention. Dans une intervention agile, toutes les catégories de parties prenantes travaillent ensemble pour mettre les populations au centre des attentions et répondre de manière responsable à leurs besoins.
2. Les parties prenantes accueillent positivement les changements, même tardivement, dans le projet. Les processus agiles exploitent le changement pour ajuster l’intervention à l’évolution des besoins, du contexte et des ressources.
Les projets doivent presque toujours changer pour réussir, d’autant plus dans les contextes d’intervention d’aide humanitaire et de coopération au développement. Ces changements sont courants et souhaitables aussi longtemps qu’un mécanisme flexible de prise de décision est mis en place pour les gérer.
3. Intervenir fréquemment et au moment opportun, avec des cycles courts qui facilitent une prise en compte régulière de l’avis des parties prenantes.
Ce principe souligne l’importance de « cycles courts » de réalisation et d’amélioration – appelés parfois « sprints » – pour intervenir de manière régulière et concrète, et s’adapter fréquemment si besoin, plutôt que d’attendre parfois (trop) longtemps et de concevoir une « intervention parfaite » qui n’existe que dans les cadres logiques. Il pose également la question de la responsabilité des interventions d’aide humanitaire ou de coopération au développement pour ce qui est de recueillir et d’utiliser régulièrement les avis des destinataires des actions.
4. Les parties prenantes et les équipes projet travaillent ensemble tout au long du projet.
L’agilité ne peut pas se construire sans une « révolution de la participation » qui implique notamment une implication active des destinataires des actions de l’aide humanitaire ou de la coopération au développement.
5. Les projets sont réalisés avec des personnes motivées. Il faut leur fournir l’environnement et le soutien dont ils ont besoin et leur faire confiance pour atteindre les objectifs fixés.
Si le secteur de l’aide humanitaire et de la coopération au développement a mis du temps à avancer sur ce sujet, la question du « bien-être » au travail est indissociable d’une approche agile qui ne peut être mise en œuvre sans des équipes motivées et responsables.
6. La méthode la plus simple et la plus efficace pour transmettre de l’information
aux parties prenantes d’un projet est le dialogue en face-à-face.
Dans une « chaîne d’intervention » type de l’aide humanitaire ou de la coopération au développement, de nombreuses parties prenantes sont impliquées sans forcément avoir la possibilité de se rencontrer et de construire une relation, au-delà de rapports impersonnels de réalisation des activités, d’utilisation des ressources et d’atteinte des résultats. Dans la construction d’une relation, il est important d’avoir un minimum d’échanges en présentiel (si possible bien sûr) afin de pallier aux défauts de la communication à distance.
7. Des produits ou des services qui répondent de manière responsable aux besoins
des destinataires des actions sont la principale mesure d’avancement.
Pour être agile, il convient d’avoir une compréhension détaillée et partagée des changements ciblés par une intervention tout en allégeant le suivi des modalités et des moyens mis en œuvre pour les atteindre.
8. Les processus agiles encouragent un rythme de travail soutenable. Ensemble, les parties prenantes
d’une intervention devraient être capables de maintenir un rythme constant.
L’agilité ne peut pas se faire avec des commanditaires, des équipes en charge de la mise en œuvre, des destinataires des actions, etc., n’ayant plus de temps disponible pour suivre une intervention et adapter leur implication si besoin. L’efficacité et la capacité d’une équipe dépendent aussi de son niveau de disponibilité, sans quoi le projet encourt un risque de fragilisation des personnes impliquées, et par ricochet, de mauvais usage des ressources et de non-atteinte des résultats.
9. Une bonne conception de projet et une attention continue a l’excellence technique renforce l’agilité.
Être agile ne signifie pas « brûler les étapes » ni intervenir de manière superficielle. L’agilité se prépare dès le diagnostic initial et la conception de projet pour poser les fondations qui permettront à une intervention de mettre en œuvre des activités de manière flexible et pertinente. Elle repose également sur une qualité technique des produits ou des services mis en œuvre ou renforcés par une intervention afin de limiter au maximum les risques de blocage et pour faciliter les améliorations futures de ces services.
10. La simplicité – c’est-à-dire l’art de minimiser la quantité de travail inutile – est essentielle.
Alors que les projets dans le secteur de l’aide sont toujours plus complexes, il est essentiel de mettre en place des mécanismes simples – et non simplistes – de mise en œuvre et de suivi des projets qui permettent de répondre efficacement et de manière responsable aux besoins des populations.
11. Les interventions les plus agiles émergent d’équipes auto-organisées
ayant des processus de prise de décision clairs et adaptés.
Reprenons pour inspiration la pensée de Steve Jobs : « Cela ne fait aucun sens d’embaucher des gens intelligents puis de leur dire ce qu’ils doivent faire. Nous enrôlons des gens intelligents afin qu’ils nous disent ce que nous devons faire ». Une intervention agile suppose également un niveau de délégation et une gouvernance clairs et assumés par chacun.
12. À intervalles réguliers, l’équipe réfléchit aux moyens de s’améliorer,
puis ajuste l’intervention en conséquence.
L’amélioration continue est directement liée à ce dernier principe et permet de prendre le recul réflexif nécessaire pour s’ajuster tout au long d’une intervention, et au-delà, contribuer à l’apprentissage global de l’équipe projet.
Conclusion
La reformulation du « Manifeste agile » pour l’aide humanitaire et la coopération au développement n’est ni révolutionnaire, ni totalement nouvelle : les acteurs expérimentés n’y trouveront que l’explication d’un savoir-faire collectif. Pour autant, ces principes peuvent servir de dénominateur commun pour rassembler et promouvoir des initiatives qui aident à ajuster une intervention à l’évolution des besoins, du contexte et des ressources, et à renforcer le sens de l’aide humanitaire et de la coopération au développement.
Michael Carrier – Michael Carrier contribue aux initiatives de Qualité et de Redevabilité du secteur humanitaire et accompagne les organisations dans la mise en œuvre dynamique, progressive et globale de démarches d’amélioration continue. Diplômé de Masters en Relations Internationales, en Gestion d’Entreprise et en Management de la Qualité des Organisations, il a travaillé plus de 15 ans sur le terrain et au siège dans des fonctions opérationnelles, administratives ou techniques pour renforcer l’impact des actions des organisations auprès des populations, avec un focus sur les interventions de réduction de la violence armée et d’appui aux personnes en situation de handicap. Il est référent Qualité au Groupe URD depuis juillet 2017.
Mehdi Terbeche – Après avoir travaillé pendant plusieurs années pour des entreprises du CAC 40 en tant que chef de projet, Mehdi Terbeche s’est tourné vers les méthodes agiles. Il a ensuite créé une entreprise spécialisée dans la gestion de projet en mode Agile et accompagne ses clients au quotidien dans leur transition vers l’agilité.
- Pour plus d’information sur le Manifeste pour le développement Agile de logiciels, voir : https://agilemanifesto.org/iso/fr/manifesto.html
- Intervention d’Alice Obrecht (ALNAP) lors des UAH.
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