Auteur(s)

Véronique de Geoffroy et Pauline Mahé

L’objectif était de réfléchir ensemble en se (re)connectant avec les mouvements citoyens, les activistes, ou encore la « génération climat », acteurs essentiels des transformations en cours et du monde de demain. Il s’agissait là d’une invitation à sortir de l’entre-soi pour renouer avec la société, ce qui rejoint les propos d’Hugo Slim pour qui la crise climatique nous oblige en temps qu’humanitaires à revoir notre paradigme : « Climate is not simply one more ​‘issue’ that humanitarians must add to their ever-expanding list of cross-cutting priorities. Now, it is a constant and rapidly emerging global disaster with universal reach. Our sense of intersectionality needs to be reversed. The climate emergency will not intersect with other areas: instead, everything will intersect with climate change. This is a whole new paradigm for humanitarians, and we need to urgently reframe our vision and approach »[1].

 

LES MULTIPLES DISSONANCES COGNITIVES DES ACTEURS DE L’AIDE…

Lors de ces trois journées de travail et de débat, de nombreux témoignages concordants ont souligné les tensions vécues par les professionnels du secteur de l’aide, menant parfois à de la souffrance face à leur sentiment d’impuissance, leur incapacité à être acteurs ou actrices de véritables transformations et parfois leur incapacité à rester cohérent·e·s avec leurs valeurs. Ils et elles sont témoins des effets toujours plus forts des crises sur des populations déjà fragiles, et constatent dans le même temps les impacts des changements climatiques qui se font de plus en plus violents ainsi que les multiples dégradations des écosystèmes (pollutions, épuisement des ressources naturelles, effondrement de la biodiversité…). Face à cela, les réponses mises en œuvre aujourd’hui par le système de l’aide semblent dérisoires tant elles sont incapables de traiter réellement les problèmes… Et pour cause : les tentatives de transformation du secteur se heurtent à l’immobilisme des institutions.

Les enjeux de croissance et de positionnement institutionnel sur « le marché de l’aide » – un secteur devenu concurrentiel – prennent le pas sur les nécessaires remises en question et sur les questionnements politiques (voir l’article de Bertrand Bréqueville dans ce même numéro). Dès lors, le besoin de penser les transformations du modèle de développement – prôné implicitement par l’exportation du modèle de société occidental, dont dépendent les organisations – n’est que trop peu reconnu. Sous couvert de neutralité, la réflexion n’intègre pas la question des inégalités comme premier facteur de vulnérabilité et élude ainsi l’analyse politique pourtant nécessaire à l’action.

Comment réinventer alors un humanitaire compatible avec les limites planétaires, qui réponde à l’enjeu contemporain d’« effondrement climatique » souligné par le Secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, en septembre 2023 et contribue aux exigences de transformation de nos sociétés, portées notamment par les plus jeunes générations – qu’elles soient du Nord comme du Sud (cf. article de Johana Bretou-Klein) ? Telles devraient être les questions débattues au sein des organisations et de leurs collectifs pour inventer une aide (ré)engagée, capable de s’attaquer aux racines des problèmes, mais aussi d’identifier et de dénoncer les irresponsabilités et les impasses politiques. Nous avons besoin d’un secteur de l’aide qui se reconnecte aux dynamiques sociétales en cours et qui se transforme profondément pour ne pas participer aux problèmes auxquels il prétend répondre.

Bien que ce désir de changement semble partagé par un grand nombre de professionnel·le·s du secteur de l’aide, militant·e·s et conscient·e·s de cette impérieuse nécessité, ils·elles peinent à trouver des espaces de débat et, pour la plupart, ne se sentent pas écouté·e·s, d’où un sentiment d’impuissance et des tensions éthiques.

Aussi, le secteur semble frileux quand il s’agit de soutenir des mouvements citoyens en lien avec la question climatique ou la crise des politiques migratoires, deux sujets pourtant directement liés aux enjeux humanitaires. En France, hormis quelques contre-exemples comme la campagne de justice climatique L’Affaire du siècle (signée par certaines ONG humanitaires) – et des soutiens tardifs à SOS Méditerranée, les acteurs humanitaires ne participent généralement pas à ce genre de mobilisations. De même, ils semblent peu enclins à se positionner clairement en soutien aux organisations du Sud, même s’il est difficile de faire des généralités et que, bien évidemment, des différences de positionnement existent entre organisations. Les promesses du Grand Bargain (2016) tardent à se concrétiser, provoquant des tensions entre organisations du Sud et du Nord, mais aussi au sein de certaines organisations bloquées dans leur modèle économique et de gouvernance. Plus profondément, cela interroge les représentations et cache parfois des relents de néocolonialisme, voire de racisme…

Finalement, ces dissonances cognitives de militant·e·s qui n’arrivent pas à agir selon leurs valeurs et à se positionner en acteur·rice·s du changement ont pour conséquences des tensions et des souffrances individuelles. Certain·e·s ajoutent même que le militantisme a parfois du mal à s’exprimer et à trouver sa place au sein des organisations humanitaires, dénonçant des cultures organisationnelles qui n’invitent plus à se positionner sur ces enjeux. Le modèle de fonctionnement et les postures de nombreuses organisations peinent en effet à évoluer et à opérer de véritables transformations. En se cantonnant à un rôle d’opérateur, elles ne participent pas plus aux réflexions visant à la refonte d’un système à bout de souffle qu’aux débats de société pourtant fondamentaux.

 

… REFLET D’UNE SOCIÉTÉ EN PLEINE MÉTAMORPHOSE

Ces professionnel·e·s et militant·e·s des solidarités ne sont que le relais de problématiques sociétales et mondiales très actuelles qui résonnent au sein de leur propre organisation. Or, les questionnements qui traversent l’ensemble de la société sont tellement nombreux et cruciaux qu’ils appellent a minima à une réflexion politique, voire à une certaine mobilisation.

Parmi ces problématiques, on ne peut évidemment ignorer la crise climatique mondiale qui est à l’origine d’une forte éco-anxiété, notamment au sein de la jeune génération dont une partie essaie par tous les moyens d’éveiller les consciences au sein de la société[2]. Cette éco-anxiété n’épargne pas non plus les acteur·rice·s engagé·e·s de l’humanitaire et du développement qui constatent, tout aussi impuissant·e·s, l’inaction politique face à la crise climatique. Or, face à cette inquiétude grandissante, « l’action et l’engagement semblent les meilleurs remèdes » (cf. article d’introduction).

L’éco-anxiété de certain·e·s permet aussi de porter un combat plus global. Les changements climatiques et l’augmentation exponentielle prévisible des crises à fort impact humanitaire viennent en effet questionner notre modèle de société basé sur l’extractivisme et la destruction du vivant. Cette crise climatique et, in fine, ce modèle de société non viable, frappent par ailleurs majoritairement les femmes et les filles, premières victimes d’un système funeste et de ses conséquences climatiques alors qu’elles sont souvent les plus à même d’apporter des solutions, car davantage tournées vers la protection du vivant et l’éthique du care[3], comme le mettent en lumière les mouvements écoféministes. Enfin, à ces mouvements s’ajoutent ceux qui expriment un besoin de mettre en lumière la puissance des acteurs du « Global South », mais aussi l’entraide, la participation et l’horizontalité citoyenne au sein de la société, y compris en temps de crise (voir l’article de Tin Tin Htar Myint dans ce numéro).

Ainsi, les individus et les mouvements qui posent ce diagnostic invitent à repenser les rapports de force et de domination de façon radicale. Leurs revendications se heurtent toutefois à l’incapacité des institutions à les prendre en compte et initier une transformation pourtant nécessaire de nos modes de fonctionnement. De ce fait, le fossé se creuse entre militant·e·s – de plus en plus radicaux et souvent en colère – et opérateur·rice·s d’un système qui ne propose pas de vision d’avenir et qui ne peut, ni ne veut, se réformer.

 

PRENDRE CONSCIENCE DES INCOHÉRENCES DU SYSTÈME DE L’AIDE

Plusieurs facteurs peuvent expliquer les difficultés du secteur à se transformer et le fait que les problématiques mondiales évoquées plus haut soient reproduites au sein même des organisations. Par la bureaucratisation, la professionnalisation, la technicisation et la managérialisation des activités et missions, le secteur de l’humanitaire vient en effet s’intégrer dans cette course à la croissance. De plus, en ne prenant pas position sur certaines problématiques à l’origine des injustices et des crises systémiques à l’œuvre, les organisations humanitaires risquent de devenir complices d’un système délétère, en guerre contre le vivant.

Dans son ouvrage L’Humanitaire au service du néolibéralisme (Charles Léopold Mayer, 2021), Bertrand Bréqueville montre ainsi que le secteur de l’aide participe à la persistance d’un néolibéralisme mondial. Du fait de la reproduction de modèles économiques nocifs, la logique humanitaire se serait transformée en logique de marché où sauver des victimes de crises ne relèverait plus du paradigme du don mais d’une nouvelle idéologie : « l’humanitarisme ». Or, cette transformation conduit fatalement à une dépolitisation de l’humanitaire, à une évolution de sa fonction initiale et à une perte de sens et d’engagement solidaire.

Par ailleurs, force est de constater que la plupart des organisations du secteur de l’aide reproduisent les modèles dominants de nos sociétés, y compris le patriarcat. Ainsi, la gouvernance des organisations de solidarité internationale reste largement dominée par les hommes blancs de plus de 50 ans alors même que le personnel est majoritairement féminin[4] (seules 35 % des président·e·s sont des femmes) et diversifié. Les programmes intègrent parfois une dimension genre mais soutiennent rarement des approches transformatrices et féministes, entérinant ainsi la plupart du temps les modèles patriarcaux. Face à cela, des mouvements écoféministes et de militant·e·s actif·ve·s au sein même des organisations humanitaires tentent de provoquer une prise de conscience et de modifier les pratiques de terrain jugées destructrices et néocoloniales.

Les flux financiers de l’aide internationale qui privilégient les anciennes colonies sont en effet décriés par certain·e·s comme des vestiges du colonialisme. Les ONG ne sont pas non plus immunisées contre ces discours néocoloniaux et certains acteurs appellent à une décolonisation de l’aide[5]. Cette ambition paternaliste de certains États et organisations du « Nord » d’imposer une façon de faire sans prendre en compte les avis et positions des acteurs locaux est un fait indéniable qui pose encore problème – en témoigne la difficulté susmentionnée de mise en œuvre des engagements du Grand Bargain pour une « aide aussi locale que possible ».

Face à de tels enjeux, certaines organisations humanitaires opposeront probablement la neutralité comme un principe dictant de rester à l’écart de ces questionnements de fond et analyses politiques, mais aussi leur mandat comme une spécificité leur enjoignant de ne pas prendre part aux débats de société. Dans ces conditions, ne serait-il pas salutaire alors de remettre en question cette compréhension de la neutralité et de faire évoluer leur mandat au risque, sinon, de se couper de la société civile dont elles sont issues et de devenir obsolète dans un monde qui se recompose ?

 

SE MOBILISER POUR AGIR ET SORTIR DU STATU QUO

Un constat s’impose en effet : le secteur de l’aide tel qu’il s’est développé depuis quelques décennies est à bout de souffle. À l’instar du mouvement « Scientifiques en rébellion »[6], le secteur de l’aide pourrait aujourd’hui remettre en question un certain nombre de paradigmes et de principes prétendument inaltérables et décider de prendre sa place dans les dynamiques actuelles, une place particulière issue du regard singulier qu’il peut apporter du fait de sa proximité avec les populations les plus vulnérables.

À l’avenir – et cela sans jouer les Cassandre de mauvais aloi, les besoins humanitaires ne vont faire que s’aggraver et ce, pour de multiples raisons pour la plupart causées par les dérèglements climatiques. Or, face à cela, l’enjeu n’est pas seulement dans la recherche de plus de financements : il s’agit de repenser de façon systémique les relations de pouvoir au sein du système de l’aide (que ce soit au niveau individuel ou institutionnel), les acteurs concernés, le lien avec les sociétés civiles, les narratifs de l’aide… Il s’agit aussi de participer à la transformation de nos sociétés, ce qui n’est évidemment pas simple puisque les solutions restent à inventer. À ce niveau, les échanges des Universités de Printemps de l’Humanitaire ont esquissé deux pistes principales : créer des ponts avec les autres mouvements de société civile et favoriser l’élaboration d’une pensée alternative.

Pour donner suite à l’invitation des UPH et d’Hugo Slim, les organisations humanitaires pourraient utilement dialoguer avec les mouvements citoyens mobilisés pour le climat et les organisations de protection du vivant, qu’ils soient du Nord ou du Sud, jeunes ou moins jeunes. Elles y gagneraient peut-être en efficacité et très probablement en cohérence. De même, elles devraient travailler à lever les freins qui empêchent encore une véritable localisation de l’aide et une transformation profonde des relations établies entre organisation humanitaire et organisation locale.

Par ailleurs, il est urgent de favoriser la réflexion au sein des organisations et de créer des espaces sécurisés de débat où les individus puissent partager leurs questionnements, discuter des incohérences dont ils sont témoins, esquisser des pistes de transformation… En se réunissant, ils s’épauleraient, se renforceraient mutuellement et se donneraient une chance de construire des alternatives.

Cette volonté commune d’avancer et la passion des discours entendus sur la question du climat, du genre ou de la nécessaire refonte du système lors de cette édition 2023 des UPH témoignent d’une mobilisation, d’un engagement fort et d’un militantisme des individus engagés dans le secteur de l’aide qui ne demandent qu’à (re)jaillir. Cet optimisme mobilisateur et cette volonté de changement sont là, quelque part, et ne peuvent être ignorés, au risque sinon de participer au désenchantement et de précipiter la fin d’un système pourtant utile. Cet élan ne demande qu’à se développer pour penser le changement et imaginer de nouvelles formes de solidarité adaptées aux nouveaux enjeux et aux bouleversements à venir.

[1] Hugo Slim, “Humanitarians and the Climate Emergency – The Ethical, Practice and Cultural Challenges”, 28 June 2023, Global Public Policy Institute : https://gppi.net/2023/06/28/humanitarians-and-the-climate-emergency

[2] Hickman, C. et al. (2021), « Climate anxiety in children and young people and their beliefs about government responses to climate change: a global survey », The Lancet, volume 5, issue 12 : https://www.thelancet.com/journals/lanplh/article/PIIS2542-5196(21)00278- 3/fulltext#%20

[3] Claudia Sofía Durán Cárdenas, Les conflits éthiques de l’aide humanitaire à l’aune de l’éthique du
care
, Philosophie, 2020 : https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-03188529.

[4] État des lieux de l’intégration du genre dans les organisations françaises de solidarité internationale, Coordination Sud, décembre 2016, p. 25 (https://www.coordinationsud.org/document-ressource/etude-etat-lieux-de-lintegration-genre-organisations-francaises-de-solidarite-internationale/).

[5] Rapport de Peace Direct paru en 2021 : Time to Decolonise Aid – Insights and lessons from a global consultation (https://www.peacedirect.org/publications/timetodecoloniseaid/).

[6] https://scientifiquesenrebellion.fr/raison-d-etre/

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p. 2-9.