Auteur(s)
David Eloy
Un paysage médiatique et une opinion publique en profonde évolution
Le temps où l’accès à l’information sur ce qui se passe à l’autre bout de la planète était réservé à une poignée d’individus curieux, est derrière nous. L’avènement d’Internet et des réseaux sociaux, dans un monde de plus en plus interdépendant, donne aujourd’hui à chacun la possibilité de s’informer facilement et, pourquoi pas, de vérifier l’information, y compris dans les domaines de la solidarité internationale, de l’urgence et du développement. Le risque pour les ONG est donc aujourd’hui davantage de passer inaperçues ou de subir les contrecoups d’une campagne négative pour leur image que de ne pas avoir accès aux médias tant le paysage médiatique a profondément évolué.
Est-ce à dire que, finalement, les individus qui s’informent sur la Toile délaissent les médias traditionnels et qu’Internet est devenu l’espace d’information à investir par les ONG ? Ce n’est pas ce qu’a démontré l’enquête « S’informer à l’ère du numérique » réalisée sous la direction de Josiane Jouët1. En effet, il en ressort que les Français ne délaissent pas les médias traditionnels et qu’ils consultent au contraire une pluralité de médias, articulant télévision, radio, presse écrite et Internet. « La presse écrite, que l’on dit menacée, conserve une grande légitimité sur le web, souligne Josiane Jouët. Les Internautes considèrent les grands titres de presse comme des sources fiables, qu’ils consultent pour être bien informés, même s’ils jugent que la couverture des événements y est parfois partiale. Elle demeure, pour eux, la source d’information la plus valorisée ». Si cette analyse est confirmée par le Baromètre TNS Sofres – La Croix sur la confiance dans les médias 2014, selon lequel 69 % des Français suivent avec grand intérêt les nouvelles données par les médias (tous supports confondus), dans le même temps, le Baromètre relève que seulement 55 % d’entre eux considèrent que « les choses se sont passées vraiment ou à peu près comme la presse écrite les racontent ». La crise de défiance est réelle. C’est, après l’avènement du numérique, un paramètre majeur.
L’augmentation significative de la consultation d’informations en ligne s’accompagne aussi d’une modification profonde des modes d’information : le survol devient la règle. « Nous avons pu analyser les statistiques du panel de Médiamétrie qui montrent que les internautes passent en moyenne 5 minutes par jour sur un site de presse, qu’ils y lisent environ 6 pages et donc y consacrent en moyenne moins d’une minute par page », détaille Josiane Jouët. L’enjeu pour les médias en ligne est donc bien de retenir l’attention de lecteurs de plus en plus volatiles. Une mauvaise nouvelle pour celles et ceux qui, comme les ONG, essaient de décrypter le monde et d’en rendre compte ? Pas nécessairement, plutôt la nécessité d’adapter les modes de narration et de proposer des sujets qui interpellent le lecteur, qui l’interrogent, qui le mettent en mouvement. Le partage de liens d’articles et de vidéos, par courrier électronique ou via les réseaux sociaux, est devenu une pratique courante des internautes, a fortiori des personnes les plus impliquées dans les questions d’intérêt public, donc les plus susceptibles de s’intéresser aux réflexions et aux actions menées par les ONG. Il faut par conséquent savoir jouer intelligemment de la viralité.
Une opinion publique à (re)conquérir
La question qui découle de ces évolutions est finalement de savoir quelle information il convient de proposer aux médias pour continuer à toucher le public. Certes, le Baromètre « Les Français et la politique d’aide au développement de la France » publié par l’AFD en septembre 2014 montre que 62 % des Français sont favorables au soutien de la France aux pays en développement et que 73 % souhaiteraient être davantage informés sur l’aide publique au développement française. Pourtant, force est de constater que d’autres statistiques viennent nuancer cet intérêt en attestant d’un contexte peu porteur. Depuis 2008, le monde traverse en effet une crise sans précédent (du moins dans l’histoire récente) et le repli sur soi gagne les opinions publiques. L’enquête Ipsos / Steria « Fractures françaises Vague 2 : 2014 »2 rappelle ainsi – sans surprise – que les trois domaines qui préoccupent le plus les Français sont : le chômage, les impôts et le pouvoir d’achat. Compte tenu des attentats qui ont eu lieu à Paris les 7 et 8 janvier derniers, il conviendrait sûrement d’ajouter aujourd’hui la question de la sécurité. Enfin, toujours dans le panorama de l’opinion publique, le Baromètre TNS Sofres – La Croix n’a pas manqué de rappeler que 61 % des Français considèrent que « les médias d’information font trop de place aux mauvaises nouvelles ». Une statistique qui n’est pas anodine pour des organisations qui interviennent sur des terrains sensibles et doivent mobiliser sur des situations de crise aiguë. En résumé, on peut donc dire qu’il est de plus en plus difficile de défendre les sujets liés à la solidarité internationale, à l’urgence et au développement. Il faut par conséquent chercher à convaincre le public et pas simplement lui asséner des messages simplistes voire catastrophistes qui, dans le pire des cas, au regard de l’état du monde, peuvent lui donner l’impression d’un vaste tonneau des Danaïdes que certains s’évertuent à remplir… en vain. En d’autres termes, personne n’a intérêt à enfermer le public dans le fatalisme et la résignation.
Or, les ONG bénéficient depuis longtemps d’un atout précieux dans la bataille de l’opinion publique : la confiance que leur témoignent les Français, une confiance bien supérieure à celle dont bénéficient les politiques et les syndicats. Les médias leur ont aussi témoigné, à leur manière, une certaine confiance en faisant notamment des ONG humanitaires des sources privilégiées d’information dans les situations d’urgence ou les contextes de crise, quand les autorités ou les institutions ne pouvaient ou ne voulaient l’être. Les ONG n’ont ainsi jamais manqué de fournir des données et un accès au terrain aux journalistes, dans un intérêt réciproque bien compris. Néanmoins, toute médaille a son revers et la confiance est un acquis fragile. L’opinion publique est de plus en plus sensible et exigeante en ce qui concerne la probité de ces organisations en qui elles croient… et à qui elles donnent. De même, pour les journalistes qui se sont petit à petit retrouvés face à de véritables professionnels de la communication qui cherchent moins à les aider dans la collecte de l’information qu’à influencer leur travail pour valoriser leur cause, mettre en avant leur action et in fine intéresser et fidéliser le donateur. « Là, apparaît au grand jour l’antagonisme entre les deux mondes », développait déjà, en 2010, Pascal Dauvin, maître de conférences en sciences politiques, dans La communication des ONG humanitaires3. « La presse veut informer sur un conflit, l’ONG veut améliorer son impact sur le terrain, voire soigner son image auprès des donateurs. »
Dès lors, le scandale de l’Arche de Zoé, les polémiques sur la gabegie de l’aide au moment du tsunami en Asie du sud-est ou du séisme en Haïti, voire – plus près de nous – les révélations sur la rémunération de dirigeants d’ONG et les conditions de travail dans certaines structures, sont devenues des sujets d’enquête sur lesquels les médias n’ont pas manqué de se ruer. Rien de plus tentant en effet que d’exposer les failles, les incohérences ou même les dérives de ceux qui se parent de vertus. Albert Londres, célèbre journaliste de l’entre-deux-guerres, déclarait déjà : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie4 ». Cet antagonisme s’est, dans certains cas, trouvé exacerbé par le fait que des ONG, en réaction, sont restées campées sur une stratégie de pure communication, se drapant dans la justesse de leur cause et refusant d’entrer dans un débat qui aurait pu être fécond. Au final, elles n’ont fait que justifier voire alimenter les suspicions.
Des relations ONG-journalistes à réinventer
Dans le contexte évoqué précédemment, caractérisé par des évolutions fortes du monde des médias et la tentation du repli sur soi qui gagne les populations, les ONG doivent repenser leurs relations aux médias. Des alliances objectives sont possibles et souhaitables, a fortiori si l’on considère la défiance dont pâtissent les médias dominants. Ce n’est d’ailleurs pas innocent si, a contrario, les médias dits alternatifs ou citoyens ne connaissent pas la même défiance. Aussi, pour parvenir à développer ce type de coopération, les ONG doivent sortir de cette posture qui se résume à fournir une communication « aseptisée » dont l’objet unique est de susciter le don. Pour reconquérir la confiance du public, il faut réapprendre à lui parler avec la tête et non avec les tripes. Il en va donc de la crédibilité des ONG qui finiront sinon par apparaître comme des « entrepreneurs », voire des « vendeurs » de bonne conscience, et par saper leurs propres fondations.
Les journaux sont nés avec la démocratie et l’information a longtemps été indissociable de la volonté de former des citoyens éclairés et actifs ! C’est donc sur cet objectif que les ONG et les journalistes peuvent se rejoindre. Les premières doivent proposer des informations nourries de leur connaissance du contexte et de leurs pratiques (en veillant, bien évidemment, à préserver la sécurité des personnels intervenant sur le terrain), en acceptant de discuter tant des succès que des limites, voire des échecs, de leurs actions. Les seconds doivent recouper ces informations en les interrogeant et en en faisant des objets éditoriaux à même de nourrir avec pertinence le débat public. Cette alliance féconde entre ONG et journalistes peut s’avérer mutuellement avantageuse à condition que les ONG acceptent d’être de simples sources, mais des sources fiables et solides, quand les journalistes doivent eux revenir aux fondamentaux de leur profession.
David Eloy – Rédacteur en chef d’Altermondes
- S’informer à l’ère du numérique, sous la direction de Josiane Jouët et Rémy Rieffel, Presses universitaires de Rennes, Coll. Res Publica, 2013.
- Fractures françaises Vague 2 : 2014, enquête Ipsos/Steria pour Le Monde, France Inter, Fondation Jean Jaurès et CEVIPOF, janvier 2014.
- La communication des ONG humanitaires, sous la direction de Pascal Dauvin, L’Harmattan, 2010.
- Terre d’ébène (La Traite des Noirs), Albert Londres, Albin Michel, 1929.
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p. 23-25