Auteur(s)
Philippe Thomas
Une non soutenabilité des systèmes alimentaires
La production agricole n’a pas cessé d’augmenter depuis les années 60 si bien que la disponibilité alimentaire suffit aujourd’hui à couvrir largement les besoins de la population mondiale. Pourtant, la sous-nutrition augmente régulièrement depuis 2015, alors qu’elle baissait de façon continue depuis des décennies. Environ 820 millions de personnes étaient affamées en 2018, une personne sur trois souffraient de malnutrition, 600 millions de personnes pouvaient être considérées comme obèses et le gaspillage annuel de nourriture représentait un tiers de la production globale. Les déséquilibres structurels actuels des systèmes agro-alimentaires mondiaux sont de plus en plus évidents, mais les inquiétudes ne s’arrêtent pas là : les perspectives futures indiquent que les systèmes agroalimentaires mondiaux vont faire face à des défis sans précédents, avec 2,5 milliards de personnes supplémentaires à nourrir d’ici 2050, mais aussi le spectre des effets du changement climatique et de la perte de la biodiversité, y compris ceux directement liés à la production agricole et à son intensification, voire son artificialisation.
Les systèmes alimentaires sont, en effet, soumis à plusieurs menaces simultanées qui peuvent faire craindre une multiplication des crises alimentaires :
- La démographie galopante de certains pays va accentuer la demande alimentaire et se traduire par une pression accrue sur la terre. Cette croissance sera particulièrement importante dans les pays à faible revenu, notamment en Afrique sub-saharienne.
- Les changements de régime alimentaire, et notamment la demande croissante en viande dans les contextes urbains en expansion, conduisent à devoir gérer à la fois le triple fardeau de la malnutrition (sous-nutrition, carences et maladies de pléthore) et de nouveaux risques sanitaires (microbiologiques, mais aussi chimiques).
- La demande croissante d’emplois, en particulier en milieu rural dans les pays à faible revenu, est un enjeu majeur pour la sécurité alimentaire. D’une part, les systèmes alimentaires, et notamment la transformation des produits, constituent un gisement considérable d’emplois et de revenus, en particulier pour les femmes. D’autre part, une demande d’emploi insatisfaite frustre les jeunes dans les zones rurales, tout en exposant celles-ci à une instabilité socio-politique.
- La dégradation de l’environnement s’accélère, accentuée par le changement climatique, et touche tous les pays. Elle menace la production agricole à travers plusieurs mécanismes qui contribuent à une baisse des rendements et du potentiel productif global : i) la perte de fertilité des sols par leur dégradation rapide, ii) la perte nette de surfaces agricoles, due à l’expansion de zones urbaines et industrielles, ainsi qu’à l’inondation des terres par l’augmentation des niveaux des mers, iii) la disparition accélérée des agents pollinisateurs et d’autres éléments de diversité biologique, iv) la réduction de la disponibilité d’eau apte à la production agricole par la variation du régime hydraulique et des pluies, la surexploitation des bassins, la pollution, etc., v) l’apparition de nouvelles maladies et la hausse de leur mobilité géographique, vi) l’augmentation de la fréquence et de l’intensité des extrêmes météorologiques et, par conséquent, le plus fort impact des catastrophes naturelles.
- Les marchés internationaux risquent d’être plus tendus et surtout plus instables à l’avenir à cause des changements des conditions productives et de la demande croissante de produits, mais aussi par effet des mécanismes financiers comme mis en évidence pendant la crise des prix des produits agricoles du 2008-2011.
- Les catastrophes causées par l’homme (conflits, violence, insécurité…) qui détruisent les marchés alimentaires renversent les acquis du développement et génèrent déplacements et migrations, aujourd’hui largement responsables de la remontée de l’insécurité alimentaire. Ces déplacements mettent en péril la sécurité et la stabilité socio-économique des zones d’accueil avec un impact négatif sur les systèmes alimentaires, pouvant provoquer de nouvelles crises en cascade.
- L’épuisement prévisible des ressources naturelles non renouvelables, et notamment du phosphate minéral, vient également démontrer que le système agri-alimentaire mondial actuel n’est pas durable. Selon les experts, le pic d’exploitation minéral du phosphate pourrait se produire autour de 2030-2040. Cela signifie concrètement que, pour assurer l’augmentation de la production alimentaire, il faudra être à même de trouver d’autres sources de phosphate, notamment en revenant à une plus grande utilisation de la fumure organique.
Tous ces phénomènes donnent lieu à une évolution globale qui se joue toutefois différemment d’une région à l’autre. Ainsi, au sein d’un même pays, cohabitent des systèmes agri-alimentaires qui subissent des contraintes dissemblables. De manière générale, les pays du Sud doivent accroître leur production pour faire face aux défis démographiques (les experts s’entendant sur des besoins alimentaires de 50 % supplémentaires d’ici à 2050), alors que des régions comme l’Europe doivent au contraire gérer l’intensification excessive qui, si elle a permis d’éloigner le spectre de la pénurie, a entraîné des externalités négatives importantes, notamment sur le plan de l’environnement.
Comme le souligne Sandrine Dury (co-rédactrice du rapport conjoint CIRAD-UE-FAO, Les systèmes alimentaires à risques : nouvelles tendances et défis) : « La combinaison de ces risques nous fait rentrer dans une situation sans précédent où peuvent se jouer des effets multiplicateurs, des dépassements de seuils de non-retour dans certains domaines comme la biodiversité ».
Au-delà des évidences difficilement niables, un futur encore à construire
Même les plus climato-sceptiques ne peuvent nier l’évidence que les systèmes agricoles et alimentaires vont devoir s’adapter à tous ces bouleversements en cours et à venir.
Ainsi, un consensus est en train de se bâtir autour de deux grands axes stratégiques :
- Tout d’abord, en étant plus attentifs aux trajectoires de résilience et aux solutions locales/territoriales : nombre de populations vivent déjà avec ces contraintes et il nous faut donc être plus attentifs à leurs capacités de résilience car elles inventent des solutions et mobilisent celles qui existent déjà. Face à des risques globaux, les réponses ne peuvent se limiter au niveau universel et général. Elles dépendent aussi des situations locales, tant au nord qu’au sud, et invitent à reconnaître l’importance des acteurs locaux et de leurs dynamiques. Dans ce sens, les plus-values environnementales et sociales qu’amène l’économie circulaire sont évidentes.
- L’autre axe est l’approche systémique : de risques sectoriels, que l’on traitait indépendamment les uns des autres, on passe aujourd’hui à des risques systémiques qui, certes, se concentrent dans certaines zones déjà fragiles, mais touchent de plus en plus le reste du monde : l’Europe, les États-Unis, le Canada, l’Australie, et les pays les plus développés d’Asie commencent eux aussi à être concernés. Les effets multiplicateurs des combinaisons multiples de ces risques et de leurs évolutions, la rapidité des changements en cours qui sont toujours plus graves que les prédictions les plus pessimistes des chercheurs avec des franchissements de seuils, et enfin l’apparition d’engrenages complexes de rétroactions négatives et donc de risques de crises plus graves sont en train d’entrer en résonance. Il est donc urgent d’atténuer ces risques, si tant est que ce soit encore possible…
Assurer cette transition vers des systèmes durables exigera des investissements majeurs, notamment dans les domaines de la recherche et de l’innovation. Le secteur privé aura un rôle essentiel à jouer, mais seuls les « optimistes béats » continuent à considérer (ou par intérêt, veulent laisser croître) que le système actuel – et notamment le « libéralisme économique » – reste la solution pour relever les défis à venir, sans nécessité de changements majeurs de politiques et d’investissements publics. Un autre mythe est le retour à un âge d’or (qui n’a peut-être jamais existé), comme si les solutions du passé pouvaient répondre aux problèmes du futur.
Conscient de ces défis, le Secrétaire général des Nations unies a appelé à la tenue d’un Sommet mondial sur les Systèmes alimentaires qui devrait se tenir en septembre 2021, lors de l’Assemblée générale des Nations unies. Seul l’avenir dira si ce Sommet sera réellement à même de créer une nouvelle dynamique mondiale.
La réponse de l’Union européenne
De son côté, l’Union européenne n’a pas attendu d’établir ces évidences pour agir. Dans le cadre de son aide publique au développement, elle a ainsi fait de la sécurité alimentaire et nutritionnelle et de l’agriculture durable son principal secteur focal en mobilisant plus de 8 milliards d’euros sur la période 2014-2020. Quatre axes complémentaires permettaient d’accompagner les systèmes agri-alimentaires vers plus de durabilité : i) l’innovation et la recherche, ii) l’investissement inclusif, iii) la prévention et la réponse aux crises alimentaires, iv) la lutte contre la malnutrition, notamment le retard de croissance.
De nombreux travaux, notamment ceux réalisés par le Réseau Mondial Contre les Crises Alimentaires (réseau initié par l’UE, avec la FAO et le PAM, et auquel se sont joints de nombreux autres partenaires), représentent des références clés pour la clarification des défis mais aussi la définition et la mise en œuvre des approches nécessaires à développer d’urgence. L’initiative DeSIRA – « Générer et échanger des connaissances et encourager le soutien à l’innovation pour le climat par la recherche en agriculture » – est une autre action phare pour faire face aux défis environnementaux et climatiques et assurer la sécurité alimentaire et nutritionnelle mondiale.
Il convient cependant d’en faire plus et plus vite : la proposition rédigée pour le prochain cadre financier de la nouvelle Commission est encore plus ambitieuse avec le « Pacte vert européen » qui vise à répondre aux défis des « Objectifs de Développement durable ». Cette approche doit contribuer à améliorer les biens communs relatifs à la stabilité et à la résilience des systèmes alimentaires mondiaux, en commençant par une refonte des politiques internes et notamment en poursuivant les réformes déjà initiées de la Politique Agricole Commune (PAC) pour faire de l’Europe le premier continent climatiquement neutre d’ici à 2050. La PAC a en effet beaucoup évolué au cours de la dernière décennie et le volet « Farm to Fork » (« de la ferme à la fourchette ») du Pacte vert accentuera ces évolutions.
Si la Commission européenne a démontré qu’elle avait eu le « déclic » vis-à-vis du changement climatique, encore faudra-t-il que les changements de paradigme soient ambitieux et que leur mise en place soit rapide. Cela signifie que non seulement les États membres de l’Union européenne sont à même de suivre cette impulsion politique et qu’ils lui en donnent les moyens, mais également que l’Europe est suivie par les autres régions et continents. Les aiguilles de l’horloge tournent vite et le risque de crise majeure – de type « effondrement systémique » – devient toujours plus réel : banquises et glaciers fondent à un rythme accéléré, les méga-incendies se multiplient, les insectes pollinisateurs disparaissent, la population des lombrics et arthropodes du sol se réduit rapidement… L’effondrement n’est pas obligatoire, mais sa probabilité augmente au rythme de notre inaction.
Philippe Thomas – Direction générale de la Coopération internationale et du Développement, Commission européenne
La présente note ne représente pas forcément la position officielle de la Commission européenne et en particulier de sa Direction Générale pour la Coopération internationale et le Développement, mais uniquement de son auteur.
Références
Dury, S., Bendjebbar, P., Hainzelin, E., Giordano, T. and Bricas, N. (2019), Food Systems at risk: new trends and challenges, Rome, Montpellier, Brussels, FAO, CIRAD et Commission européenne.
https://europa.eu/capacity4dev/hunger-foodsecurity-nutrition/documents/food-systems-risk
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Pagination
p. 28-33