Auteur(s)
Karine Meaux
À l’occasion de l’édition 2022 des Universités d’automne de l’humanitaire (UAH) du Groupe URD, les participant·e·s ont eu l’occasion de prendre du recul sur la qualité de l’aide définie comme « Ensemble des éléments et caractéristiques de l’assistance humanitaire qui soutiennent sa capacité à satisfaire à temps aux besoins et attentes explicites ou implicites, tout en respectant la dignité des personnes que l’organisation vise à aider »1. Depuis plusieurs années, les acteurs humanitaires se posent la question des meilleures modalités à mettre en œuvre pour atteindre ces objectifs, échangent sur leurs expériences en groupes de travail, participent à des conférences internationales dédiées. Alors, posons-nous clairement la question : nous sommes-nous améliorés ?
Une professionnalisation positive… mais pas seulement
En rejoignant le secteur dans les années 1990-2000, à l’heure des grands sommets sur la qualité et l’efficacité de l’aide, beaucoup d’humanitaires sont passés du rôle d’acteurs sociaux engagés sur le terrain à celui de gestionnaires de projets, voire d’administrateurs de données. Était-ce bien là le chemin à prendre pour garantir une meilleure réponse aux populations affectées par des crises et aléas divers, pour promouvoir une plus grande solidarité entre les peuples ?
Certes, la bonne volonté a guidé nos pas. Il était important d’établir des indicateurs et des standards afin de garantir une qualité de services minimale aux populations en difficulté, et ce sur tous les terrains. Il était nécessaire d’encadrer les relations avec les organisations dites « partenaires » pour anticiper les risques et limiter les conflits. Il fallait être le plus transparent possible pour écarter tout risque de conflit d’intérêt ou de corruption, à coup d’appels d’offres et de gonflement progressif des procédures de conformité (ou « due diligence »). Il s’agissait surtout de prouver aux donateurs et aux bailleurs de fonds que nous, acteurs opérationnels de l’aide, étions dignes de confiance, que la générosité n‘excluait pas le professionnalisme et que nos organisations étaient crédibles.
Aux élans spontanés de générosité ont alors succédé les planifications stratégiques pour optimiser les ressources et mieux servir les populations ciblées. Sous l’impulsion des services d’urgences et de cofinancement, souvent pionniers en la matière, les organisations se sont mises à produire de plus en plus de procédures, de standards et de normes. Les logiciels (de gestion des finances, des ressources humaines, des projets…) se sont multipliés pour rationnaliser nos données et les interconnecter, logiciels supposés nous faire gagner du temps, faciliter la mesure de nos actions, limiter nos erreurs.
Ces gains de compétences et de reconnaissance devaient nous donner plus de moyens, plus de liberté. Tout porte à croire que, ce faisant, nous avons en réalité construit notre propre prison.
Pour une qualité qui a du sens
Cette tendance est-elle inéluctable ? Elle n’est en tout cas ni figée ni généralisée. Plus qu’un manuel de procédures, ce sont avant tout quelques grands principes qui doivent définir nos modalités d’intervention, comme nous l’avons fait au sein de la Fondation de France par exemple.
Cela s’exprime d’abord par une forte volonté de proximité, avec un accent très fort mis sur la localisation, en France comme à l’international. Au Liban et plus récemment en Ukraine, plus de 80 % des financements sont directement destinés à des associations locales, c’est-à-dire ancrées dans leurs quartiers, dans leurs villages, dans leurs territoires. Au lieu de demander des dossiers administratifs très lourds et des cadres logiques complexes, le dialogue, le croisement des recommandations et les visites sur le terrain permettent de créer des relations de confiance en amont et tout au long des actions. Cela n’exclut pourtant pas de mettre en place des mécanismes d’apprentissage et d’amélioration continue pour ceux qui le souhaitent (audits pédagogiques, dispositifs d’accompagnement par les pairs, capitalisations collectives et itératives…).
Autre mot clé, souvent mentionné par les organisations partenaires : la flexibilité. Chacun s’accorde en effet à dire que notre monde est de plus en plus mouvant et incertain, et dès lors qu’un accord de confiance et de réciprocité existe entre des partenaires, c’est l’agilité et l’intelligence qui doivent prévaloir, et non des processus qui ralentissent l’action.
Car de quoi a-t-on peur ? Si dérapages ou détournements il doit y avoir, les procédures ne sont-elles pas souvent contournables ou manipulables pour arriver de toutes façons à ses fins ? Ce que nous avons à perdre en misant sur la confiance et la flexibilité a-t-il vraiment plus de valeur que ce que nous avons déjà perdu en déshumanisant notre travail ?
Les « vraies » questions à se poser face aux évolutions actuelles
Les besoins humanitaires, de plus en plus massifs, de toute nature, qui touchent notre planète exigent que nous revoyions radicalement notre façon de travailler. Pour cela, il va nous falloir placer le curseur au bon endroit, dans un monde criblé d’injonctions contradictoires, parfois schizophréniques. Il n’est pas simple de rester neutre et d’aider les populations les plus exposées lorsque les politiques fiscales, les exigences diplomatiques et sécuritaires excluent des territoires entiers de la carte. Maintenir la relation humaine tout en maîtrisant notre empreinte environnementale, en sachant la mesurer et la compenser s’avère un véritable casse-tête.
Par ailleurs, se donner les moyens d’analyses anthropologiques et culturelles est perçu comme un luxe, alors que l’impact de nos actions sur les jeux d’acteurs et sur les transformations socio-économiques n’est pourtant pas anodin. En outre, cibler les aides vers les plus vulnérables devient encore plus complexe quand les crises sont de plus en plus globales : la crise sanitaire liée au COVID-19 comme la guerre en Ukraine touchent le monde entier et affectent tout un chacun. L’ampleur des crises conduit à un traitement de masse qui laisse peu de place aux cas spécifiques et aux plus isolés, alors même que nos sociétés sont de plus en plus fragmentées.
Cette évolution accélère la course au plus grand nombre de bénéficiaires, négligeant pour ce faire une rémunération correcte des personnels du terrain qui assurent pourtant la base de la qualité de l’action : la sélection pertinente et l’accès de l’aide aux populations prioritaires. Quand on accroît les frais de fonctionnement, c’est pour pouvoir faire plus de contrôles, pas pour améliorer les conditions ou le bien-être au travail de personnels pourtant tout aussi professionnels et certainement plus « bousculés » que ceux d’autres secteurs.
Pour se retrouver dans ces choix difficiles et trouver les bons arbitrages, il existe malgré tout un jalon sûr : l’humain, censé être au cœur de l’humanitaire, qui constitue le plus bel atout de notre travail, qui nous conduit à découvrir tant de cultures ; à fréquenter chercheurs, paysans et ministres ; à vivre les complémentarités et les complexités de chaque situation ; à envisager les solutions unissant un maximum d’acteurs.
Il est urgent de résister à la tentation grandissante de la qualité normée et sécurisée, de désintellectualiser nos actions. L’humanitaire a tout à gagner à s’engager sur un chemin basé sur le dialogue et la confiance, à embrasser sans crainte toute la complexité des relations humaines et à assumer le risque de ne pas pouvoir tout mesurer et tout contrôler.
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p. 28-31.