Auteur(s)
Charles-Antoine Hofmann
La relation entre autorités nationales et organisations humanitaires : une dimension trop souvent oubliée de la qualité
L’évolution du rôle des acteurs étatiques
Ces dernières années ont vu une augmentation de la capacité des acteurs étatiques à gérer leurs réponses aux catastrophes. De nombreux pays ont mis en place des agences nationales de gestion des catastrophes pour répondre à des situations de faible à moyenne intensité et en assurer la coordination. Cette capacité s’appuie sur les acteurs de la société civile qui jouent un rôle souvent primordial. Elle s’accompagne en outre fréquemment d’une volonté des États de maintenir leurs droits souverains et, par conséquent, de ne pas paraître totalement dépendants de l’aide internationale.
Les efforts législatifs et institutionnels de renforcement de la capacité nationale, qui sont en général appuyés, voire initiés, par des acteurs de la société civile avec de fréquents appuis techniques ou financiers d’organisations internationales (Harkey, 2014), se sont traduits par des résultats positifs en termes de diminution des victimes de catastrophes naturelles. A titre d’exemple, l’évacuation de masse en prévention du cyclone Phailin qui a touché la côte Est de l’Inde en octobre 2013 a permis de réduire très largement le nombre de victimes (47 personnes) par rapport au cyclone Odisha de même intensité qui avait fait plus de 9.000 morts en 1999 (source : CRED EM-DAT). De même, des progrès ont été réalisés au Bangladesh grâce à l’action combinée des acteurs gouvernementaux et de la société civile avec l’appui technique et financier d’acteurs internationaux : la mortalité a diminué de 100 fois entre le cyclone de 1970 qui avait fait plus de 500.000 morts et le cyclone Sidr en 2007. De son côté, le Mozambique qui est en proie à des inondations récurrentes, a lui aussi mis en place des mécanismes nationaux qui ont largement contribué à diminuer l’impact humain de ces catastrophes. De nombreux autres exemples démontrent l’impact du renforcement du rôle des États dans la gestion des catastrophes qui les frappent.
Cette capacité croissante des acteurs étatiques et de la société civile dans de nombreux contextes, en particulier dans les pays à revenu intermédiaire, a des implications majeures sur le rôle des acteurs humanitaires internationaux. De surcroît, cette évolution qui va dans le sens d’une nationalisation, voire d’une étatisation de l’action humanitaire dans les situations de catastrophes naturelles, prend une dimension toute autre dans les situations de conflit où le rôle des acteurs humanitaires demeure prépondérant. Il est donc important de regarder de plus près la relation entre États et acteurs humanitaires dans différents contextes.
Relations entre États et acteurs humanitaires
Le rôle primordial des États dans l’aide humanitaire est clairement reconnu dans les différents textes normatifs qui régissent ou guident l’action humanitaire. La résolution 46/182 de l’Assemblée générale des Nations unies reconnaît le rôle premier des États pour ce qui est de prendre soin des victimes de catastrophes naturelles et autres situations d’urgence. Cela se traduit par un rôle d’initiative, d’organisation et de mise en œuvre de l’aide humanitaire sur son territoire. D’autres textes, tels le Consensus européen sur l’aide humanitaire, les Principes et bonnes pratiques pour l’aide humanitaire, adoptés par les principaux bailleurs de fonds, ou encore la Charte humanitaire de Sphère, ont un langage très similaire. Dans la réalité, le rôle primordial des États dans les réponses humanitaires est très souvent négligé, les relations entre États et acteurs humanitaires étant fréquemment source de tensions. Quelles en sont les raisons ?
L’action humanitaire, bien que fondamentalement apolitique, se situe dans l’espace politique. Cette dimension politique est évidente dans les situations de conflit. Elle peut également être présente dans les réponses aux catastrophes naturelles : la capacité ou non d’un gouvernement à répondre aux besoins de la population suite à une catastrophe, et les tensions qui peuvent en découler, ont en effet un caractère éminemment politique. Les réticences à faire appel à l’aide internationale, de peur de perdre la face vis-à-vis de sa population, en sont un autre exemple. Les États développés ne sont pas à l’abri de telles situations : la réponse internationale à l’ouragan Katrina aux États-Unis l’a bien montré. De même, la détermination de la nature et de l’ampleur des besoins est souvent source de tensions entre l’analyse de l’État et celle des acteurs humanitaires car elle fait régulièrement l’objet de divergences importantes. Pourtant, impliquer les acteurs gouvernementaux dans l’analyse des besoins peut permettre de minimiser ce type de tension (ACAPS, 2012).
Les acteurs humanitaires internationaux, les ONG en particulier, ont généralement une politique d’évitement à l’égard des États. L’assertion de la souveraineté des États est souvent perçue en termes négatifs, alors que celle-ci est légitime comme suggéré précédemment. Si cette attitude peut se comprendre dans certains cas, lorsque par exemple l’État est partie prenante d’un conflit, elle ne se justifie pas dans beaucoup d’autres et contribue à alimenter un climat de méfiance. Cela s’avère problématique et peut conduire à des duplications inutiles, des processus de coordination parallèles, des délais et des inefficacités, avec au final un impact négatif pour les populations nécessitant de l’aide. Les ONG sont régulièrement critiquées parce qu’elles ne partagent pas suffisamment d’informations sur leurs activités ou court-circuitent les structures locales et nationales. De leur côté, certains États expriment de plus en plus ouvertement leur méfiance à l’égard des ONG, mettant en place des procédures administratives contraignantes. Dans ce contexte, la coopération inter-gouvernementale, les militaires, les institutions régionales ou le secteur privé deviennent des alternatives intéressantes pour les États.
L’intensité et la fréquence croissantes des catastrophes mettent à rude épreuve la capacité des pays, même les plus développés, à porter assistance à leurs populations sans une aide extérieure. Il est donc crucial que tous les acteurs conjuguent leurs efforts. Trop souvent, le manque de confiance, mais aussi des cadres juridiques insuffisants pour gérer l’assistance internationale et les défis inhérents à la coordination d’acteurs de plus en plus divers, nuisent à la qualité et à l’efficacité des interventions en cas de catastrophe. En cela, le « Dialogue sur les interventions en cas de catastrophe » a montré l’utilité d’avoir un échange entre tous les acteurs, y compris les États, afin d’accroître la confiance mutuelle et la coopération1. Il est fondé sur la prémisse qu’une coopération effective entre tous les acteurs, primordiale pour l’efficacité de l’aide, passe par un dialogue plus fréquent entre tous les acteurs, nationaux et internationaux.
Lors de la conférence à Manille, le Dialogue a conclu que les acteurs locaux et nationaux devraient toujours être le premier ressort dans les réponses aux catastrophes. Cela demande un changement profond du système d’aide actuel, qui se déploie généralement sur le terrain de manière uniforme, sans tenir compte des contextes spécifiques et fragilise ainsi, plutôt qu’il ne renforce, les capacités locales et nationales.
Le débat sur la qualité et la redevabilité : quel est le rôle des acteurs étatiques ?
La question de la qualité et de la redevabilité de l’aide humanitaire a indéniablement reçu beaucoup d’attention ces dernières décennies, avec une série d’initiatives et de développements mis en œuvre depuis le milieu des années 90. La plupart de ces initiatives, en dehors de quelques rares exceptions, ont été développées sans prendre en considération le rôle des États, et relativement peu le rôle des acteurs de la société civile au niveau national. Pourtant, la qualité devrait être envisagée à partir du contexte national. En effet, la responsabilité de subvenir aux besoins de la population incombe avant tout aux structures gouvernementales en place comme mentionné précédemment. Par ailleurs, il existe des standards nationaux et des cadres juridiques dont l’aide humanitaire internationale ne peut faire abstraction. Les standards internationaux sont en outre souvent critiqués pour ne pas être suffisamment adaptables à des contextes nationaux très variables.
Le Code de conduite pour le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et pour les ONG adopté en 1994, inspiré des principes humanitaires, et visant à améliorer la qualité de l’aide, ne fait aucune référence au rôle des États dans ses dix principes de comportement. En revanche, ses annexes décrivent le cadre de travail souhaité entre acteurs humanitaires, gouvernements des pays sinistrés, gouvernements donateurs et organisations inter-gouvernementales. Concernant les gouvernements des pays sinistrés, il est intéressant de noter que toutes les recommandations sont formulées en termes de devoirs des gouvernements vis-à-vis des acteurs humanitaires : faciliter l’accès, faciliter le prompt acheminement des secours, reconnaître et respecter l’indépendance et impartialité des acteurs humanitaires, sans claire contrepartie des acteurs humanitaires. Cela pourrait être par exemple une plus grande transparence dans les activités menées sur le terrain, ou une implication des autorités locales dans les mécanismes de coordination (lorsque celles-ci ne sont pas partie prenante d’un conflit).
Les « lignes directrices pour la facilitation et la réglementation nationales des opérations internationales de secours en cas de catastrophe et d’assistance au relèvement initial » (également appelées « Lignes directrices IDRL »), adoptées à l’unanimité par les États et les Sociétés nationales à la 30ème Conférence internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge offrent un contraste intéressant. Elles donnent en effet aux gouvernements des conseils quant aux normes de qualité minimales qu’ils devraient attendre de la part des organisations prêtant une assistance internationale en cas de catastrophe. En contrepartie, les lignes directrices IDRL ont pour but de faciliter l’accès et l’acheminement des secours, comme demandé dans l’annexe du Code de conduite mentionné ci-dessus. A ce jour, 17 pays ont adopté les lignes directrices et 16 autres sont sur le point de le faire. Tous n’ont pas pour autant tenu compte de cette réciprocité liée à la qualité.
Par ailleurs, il est intéressant de noter qu’un certain nombre de pays ont adopté les standards minimaux de Sphère dans leurs mécanismes de réponses aux urgences. C’est le cas notamment de l’Équateur, du Brésil, de l’Indonésie et de la Slovénie. D’autres pays envisagent leur adoption. De plus, il est fréquent que des représentants gouvernementaux participent aux formations de Sphère.
Enfin, les acteurs humanitaires ont également fait beaucoup d’efforts pour améliorer leur redevabilité vis-à-vis des populations. Initialement promu par certaines ONG, cet agenda est devenu l’une des priorités du IASC. Les documents de cette plateforme sur la redevabilité ne font référence qu’une seule fois au rôle des États et ce, en termes négatifs2. Qu’en est-il de la redevabilité des acteurs humanitaires à l’égard des États ? Encore une fois, certains contextes exigent évidemment une distance prudente mais, dans beaucoup d’autres, les gouvernements rencontrent des problèmes parce qu’ils manquent d’informations sur les activités des organismes humanitaires et dépendent des sites des agences internationales pour faire le suivi de l’aide humanitaire. Cela a été le cas lors de la réponse au typhon Haiyan pour le gouvernement philippin qui a eu de la peine à suivre le financement international, malgré ses propres efforts pour améliorer la transparence, avec notamment la mise sur pied très rapide d’une plateforme internet « Foreign Aid Transparency Hub » qui permettait d’informer la population sur les montants de l’aide humanitaire internationale (Hofmann et al., 2014).
Conclusion
Si les réticences des acteurs humanitaires face à un engagement plus fort avec les acteurs étatiques semblent perdurer, cela est peut-être dû à un malentendu fondamental : l’engagement et le dialogue avec les acteurs étatiques ne présupposent pas une communauté d’objectifs et d’intérêts ; ils peuvent être différents, voire contradictoires, mais sont souvent complémentaires. De plus, cet engagement ne nuit pas nécessairement à l’indépendance des acteurs humanitaires car l’indépendance ne doit pas être confondue avec l’isolement.
La question de la qualité est centrale dans ce contexte : elle doit être considérée dans le cadre d’une relation triangulaire entre acteurs humanitaires, populations bénéficiaires et acteurs étatiques. Le développement récent de la Norme humanitaire fondamentale, nouveau référentiel humanitaire de qualité et de redevabilité, semble être une opportunité unique pour avoir un dialogue plus étroit avec différents acteurs, et en particulier les acteurs gouvernementaux, afin que ceux-ci puissent avoir une meilleure compréhension de ce qu’ils peuvent attendre des acteurs humanitaires internationaux. L’absence d’un tel dialogue risquerait encore une fois de voir ce type de norme critiqué car perçu comme imposé de l’extérieur. Dans cette optique, le Sommet Humanitaire Mondial à Istanbul en 2016 s’avère une occasion à ne pas manquer pour initier un tel dialogue.
Charles-Antoine Hofmann
Conseiller thématique pour le Sommet Humanitaire Mondial, FICR
Références bibliographiques
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- Le Dialogue sur les interventions en cas de catastrophe, qui s’est achevé par une conférence globale en octobre 2014 à Manille offre une plateforme entre les acteurs nationaux et internationaux qui vise à accroître la confiance et la coopération. Le Dialogue fut convié par la Suisse, via sa Direction du développement et de la coopération (DDC), la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge, le Conseil international des Agences bénévoles (ICVA) et le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA).
- “Staff ensure that, whenever possible, community members and interest groups have a chance to speak free of the presence of those who might purposefully or inadvertently prevent them from speaking their mind, such as elders, committee members, men, government authorities, etc. depending upon the circumstances”. IAAP self-assessment tool, IASC, 2012.
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