Auteur(s)
Johanna Baché
Peux-tu tout d’abord nous dire ce qu’est la Halte humanitaire et quelle est son histoire ?
En juin 2018, la ville de Paris a appelé la Fondation de l’Armée du Salut (FADS) en lui proposant de faire une distribution de petits-déjeuners dans le quartier de la Chapelle (18e arrondissement). La Fondation était un acteur nouveau auprès des migrants, ce qui intéressait la Ville de Paris par rapport à des acteurs plus implantés (Emmaüs, Aurore…). En guise de réponse, nous leur avons proposé de mettre de la logistique à disposition des collectifs citoyens déjà présents pour distribuer quotidiennement des petits-déjeuners. Or, à cause du financement de la Ville, les collectifs ont été réticents. La FADS a donc dû recruter et former ses propres bénévoles pour assurer les distributions. À partir de là, on a commencé à se faire notre réseau en rencontrant les associations et les collectifs. On a tous appris à se connaître. Le fait d’être nouveau nous a permis de pas être stigmatisé ou associé à quoique ce soit. Malgré la « faiblesse » née du financement de la ville de Paris, on a réussi à faire nos preuves même si, comme tout le monde, on a « galéré » sur le terrain. On a finalement gagné notre légitimité et Utopia 56, par exemple, s’est mise à diffuser l‘information sur le petit-déjeuner. Bref, les choses se sont peu à peu mises en place.
En avril 2019, la situation se tend : de plus en plus de personnes se retrouvent à la rue, les campements s’agrandissent. La grogne enfle au sein des associations qui demandent à exercer leur droit de retrait et menacent de se mettre en grève. Face à cette fronde, la ville de Paris vient nous voir et nous parle d’un petit terrain disponible Porte de la Chapelle. Cette annonce fait baisser en partie la pression même si « l’interasso » militante refuse de mettre en œuvre des activités dans les locaux de la Ville parce qu’elle veut garder sa liberté et regarde d’un œil sceptique l’ouverture de cette Halte. Elle reproche également à ce lieu d’être encore une fois à côté du périphérique, ce qui ne contribue pas à rendre les migrants visibles alors que c’est, en partie, au cœur du problème et du plaidoyer. La FADS part donc toute seule dans le projet.
En mai 2019, la Halte ouvre dans le but premier d’apporter un accès à l’hygiène (toilettes, conteneur douche et buanderie) pour les campements du nord-est parisien (La Chapelle, mais aussi Saint-Denis et la Villette). La Halte humanitaire est alors un accueil de jour avec une salle de repos qui permet notamment un accès aux prises électriques pour que les migrants puissent recharger leurs téléphones. La salle est également mise à disposition des associations : d’abord, celles qui font de la maraude (pour qu’elles n’aient pas que la rue pour assurer leur appui). Il s’agit des infirmiers du Samu social et de l’association Ego, ainsi que d’intervenants sociaux de France Terre d’Asile qui travaillent sur l’accès aux droits. Il s’avère plus facile de commencer ce travail avec ces associations parce qu’elles sont financées par l’État et/ou la Ville. Dans un deuxième temps, la salle accueille aussi des réunions de médecins : équipe médico-sociale de la ville de Paris, médecins du Samu Social et bénévoles de l’Association Médicale Adventiste de Langue Française (AMALF).
Les activités se prolongent de mois en mois jusque fin septembre, sans visibilité, même si des partenariats commencent à se développer : avec une association de psychologues (Le chêne et l’hibiscus), des artistes pour un projet culturel et des professeurs de français (bénévoles de la Halte), etc. La Halte répond donc à la fois aux besoins des migrants à la rue et à ceux des bénévoles puisqu’elle se révèle aussi un nouvel espace de dialogue inter-associatif. Dans cette double logique, la décision est prise d’ouvrir le comité de pilotage mensuel aux acteurs extérieurs de la Halte (Médecins du Monde et Utopia 56), ce qui permet à la frange plus militante de l’interasso qui n’était pas dans la Halte humanitaire de « venir voir » et de discuter avec les différents acteurs, notamment les villes de Paris et de Saint-Denis. L’enjeu clé est la transparence autour de ce lieu très politique (notamment en raison de son affichage par la ville de Paris). L’ouverture du comité de pilotage est donc assez novatrice même si cela ne va pas toujours sans tensions.
Quel était le contexte quand le confinement est arrivé ? À quelles problématiques avez-vous alors été confrontées ?
Au premier jour du confinement, les personnes dans les campements ont basculé dans une insécurité alimentaire totale. Ils n’avaient pas le droit de se déplacer, n’avaient plus accès à rien. Le gouvernement a alors clairement oublié les besoins de toutes les personnes qui étaient à la rue. Ils ont plutôt envoyé des policiers autour des campements pour bloquer les gens qui étaient en danger car sans accès à l’eau, à l’hygiène, etc. Sans oublier les violences sur le campement et un État qui ne protège pas les personnes. Bref, tout cela ressemblait à un contexte d’urgence humanitaire.
Dans le même temps, on a assisté à un effondrement du dispositif associatif (beaucoup de bénévoles, notamment âgés, ne venaient plus aider) et des services publics (administratifs et opérationnels) auxquels ont droit les migrants et qui leur permettent d’obtenir des papiers pour rester de façon légale sur le territoire. Tout ça était bloqué et il y a alors eu un vrai déploiement humanitaire d’ONG internationales, notamment Médecins du Monde, pour permettre l’accès à l’eau. La plus-value de ce renfort humanitaire a clairement été technique.
De notre côté, à la Fondation, on a travaillé avec la Chorba sur l’aide alimentaire en venant se greffer avec des camions sur ce déploiement humanitaire. De nouveaux collectifs citoyens sont arrivés et il a vite fallu savoir qui était encore actif et fonctionnel parmi les acteurs (collectifs, associations, ONG, etc.). Rapidement, des nouveaux partenariats ont été mis en place et on a travaillé différemment. La dynamique inter-associative s’est beaucoup renforcée et tout le monde s’est mis à faire un travail qu’il n’avait pas l’habitude de faire. Des salariés d’autres associations à l’arrêt sont venus en tant que bénévoles dans notre propre structure. Tout ça s’est fait très vite, on a dû s’adapter dans l’urgence. C’était à la fois « bricolé » et intuitif, très organique et horizontal. Une vraie synergie entre toutes les personnes disponibles aussi bien dans les sièges que sur le terrain.
La Halte est ensuite restée ouverte et est devenue un centre de référence pour le médical (avec une jauge réduite à 100 personnes maximum sur site. La ville de Paris fournissait en médicaments les bénévoles d’AMALF. De leur côté, le Samu social, Médecins sans frontières et d’autres étaient déployés sur d’autres structures. Quant aux distributions alimentaires, elles ont explosé : du jour au lendemain, on s’est mis à distribuer 3 000 repas par jour.
Comment s’est passé le deuxième confinement ?
Dans un premier temps, la consultation médicale était partiellement ouverte. Dans un second, nous avons pu ouvrir normalement. Nos activités ont alors été très médiatisées. Les partenaires étaient les mêmes que lors du premier confinement : MSF, l’Équipe Mobile de Santé de la Ville de Paris, l’AMALF et le Samu Social. On a également pu mettre en place une orientation vers des psychologues.
Aujourd’hui, quels sont les principaux enjeux ?
Il s’agit aujourd’hui de faire entrer nos actions dans le droit commun et de ne plus faire le jeu de la substitution (ou le moins possible). Il y a par exemple 17 bains douches disponibles à l’heure actuelle sur Paris. Or, après avoir conduit des diagnostics, on s’est rendu compte qu’ils ne sont pas du tout saturés. Maintenant, pour améliorer la connexion avec le droit commun, il nous faut mettre en place des équipes mobiles de médiateurs, travailler sur l’accompagnement physique, distribuer des tickets de métro…
Il faut également travailler sur la méfiance et la méconnaissance, l’enjeu étant clairement que les gens discutent beaucoup plus ensemble. On entend en effet aujourd’hui beaucoup de théories du « complot » autour des campements, a fortiori après des évacuations qui tournent mal comme celle de Saint-Denis, surtout de la part des collectifs très militants. Le problème vient des gens qui n’ont pas accès au « système ». Parce que, quand tu es dans le système, ou tout du moins que tu observes les faits de l’intérieur, tu as une finesse de compréhension qui est tout autre et tu te rends compte de la complexité des choses. Il faut donc mieux dialoguer entre acteurs et mieux communiquer vis-à-vis de l’extérieur.
Avez-vous le sentiment de « faire de l’humanitaire » au sens classique du terme, c’est-à-dire comme à l’étranger ?
Oui, on est clairement sur des questions humanitaires, toujours sur des problématiques d’accès : à l’eau, à l’hygiène, à l’alimentation, au droit, etc. Pour la FADS, c’était tout à fait nouveau de faire ça. On m’a mis en quelque sorte la casquette humanitaire, en gros celle qui sait tout faire, alors que je n’avais jamais fait de « pure urgence ». Je travaillais avant pour MSF sur un programme VIH de plusieurs années en RDC auprès des communautés ! Toujours est-il que mon expérience a rassuré les associations autant que la ville de Paris. Ma « casquette » humanitaire a plu car il a fallu initier une distribution dans un contexte hyper insécure.
Quelle est la plus-value des acteurs humanitaires qui travaillent avec vous ?
Elle relève principalement de l’appui à l’ingénierie de projet et à la conduite d’étude pour une meilleure connaissance des publics. Le partenariat avec Action contre la faim s’inscrit dans cette logique de complémentarité. ACF nous permet d’observer la pratique grâce à des études approfondies qui nous font comprendre quel est vraiment le public. Parce qu’une asso, aujourd’hui, on va lui demander de faire une distribution alimentaire et elle aura juste le temps et les moyens pour exécuter sa tâche. Elle vient et repart, répond simplement à la commande politique qui utilise les assos pour faire de la gestion de crise. Alors que moi, j’ai besoin de comprendre et ce n’est pas ce qu’on demande aux associations. Donc ACF, aujourd’hui, nous appuie vraiment en termes d’ingénierie de projet. Et ça, tu ne peux pas demander à des bénévoles de le faire. La Ville devrait le faire mais elle ne le fait pas, ou ne nous le partage pas. ACF nous permet donc de prendre du recul par rapport à la simple exécution de la commande publique. Mais ce n’est pas à ACF en tant qu’organisation humanitaire que je fais confiance. C’est à telle ou telle personne, parisienne, française, qui connaît bien le contexte. Si c’était un allemand qui débarquait et qu’il me fallait cinq mois à lui expliquer la situation pour qu’il reparte dans six mois, ça ferait longtemps que j’aurais décidé de ne pas travailler avec des humanitaires. Là, c’est différent. Tout le monde, à sa manière, est militant. On en revient en quelque sorte à l’engagement originel de la conviction humanitaire.
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