Auteur(s)

Johanna Baché et François Grünewald

Des ruines de Beyrouth aux régions inondées de la Roya ou de l’Allemagne, des villages attaqués en République centrafricaine aux zones à risques du Sahel, des périphéries de Mocoa en Colombie, ville dévastée par une coulée de boue, aux villages des zones traversées par des mégafeux, partout, des citoyens, des élus et des groupes d’individus plus ou moins organisés se mobilisent pour venir en aide à leurs voisins, à leur territoire et aux populations qui éventuellement viennent y chercher refuge. Cette année 2021, comme la précédente, nous a donné à voir autant de crises que d’illustrations de la valeur de cette solidarité de proximité. Aujourd’hui, les rapports abondent pour dire combien les actions localisées ont été décisives dans la réponse à la pandémie de COVID-191, combien les premiers intervenants et les réponses dirigées localement sont souvent plus efficaces en situation de crises2, et pourtant…

Pourtant, les acteurs « traditionnels » du secteur humanitaire ont beaucoup de mal à appréhender cette solidarité locale dont les dénominations sont aussi variées que les réalités qu’elle englobe : les réseaux informels d’entraide cohabitent avec les organisations accoutumées aux standards humanitaires, les initiatives citoyennes militantes avec les comités de quartier apolitiques, les volontaires de la Croix-Rouge avec les acteurs privés locaux qui veulent aussi contribuer à la réponse. Les contours de cette dynamique sont flous, très différents d’un contexte à l’autre et d’un moment à l’autre de la gestion de crise, flous comme la capacité réelle (ou l’intérêt ?) du secteur humanitaire à la comprendre et à la soutenir.

Le débat sur la localisation dans le cadre du Grand Bargain, tout utile et nécessaire qu’il ait été, a aussi joué le rôle d’un miroir déformant. Certes, d’un côté, cinq ans après les engagements pris, les maigres 4,7 % de fonds humanitaires directement alloués aux acteurs locaux et nationaux, sont bien loin de l’objectif des 25 % escomptés. Mais de l’autre, les fonds injectés dans les secours par les diasporas, les acteurs privés locaux, voire les individus et les familles pour aider les voisins en détresse et les populations déracinées, représentent des sommes considérables, souvent bien supérieures à ce que l’aide internationale est capable de mobiliser. De fait, les acteurs locaux ne se résument pas aux réseaux des grandes ONG du sud qui demandent, d’ailleurs de façon très justifiée, à avoir accès aux ressources de l’aide humanitaire. Les mairies avec leurs élus et leurs services techniques, les petites structures d’entraide qui naissent et meurent, celles qu’on appelle avec beaucoup de mépris les ONG « champignons », les réseaux informels qui se mobilisent sur WhatsApp et Facebook en font aussi partie. Les flots de volontaires présents dans les îles grecques, à Calais, Beyrouth ou Breil-sur-Roya, tout comme l’accueil des victimes des tremblements de terres d’Haïti ou du Népal dans les écoles alentour, ou encore des réfugiés et déplacés dans les villages du Liban en sont de fait des expressions magnifiques.

De même, le rythme de la réponse, la capacité d’action rapide de ces formes de solidarité, nouvelles parce que redécouvertes mais sans doute très anciennes (hormis celles mobilisées par les réseaux sociaux), leur pouvoir d’être acteurs/actrices « ici et maintenant » pour aider les populations affectées sont impressionnants face aux pesanteurs du système classique. Ainsi, les incompréhensions entre le secteur humanitaire et les nouvelles formes de mobilisation citoyenne sont nombreuses. Et dans un monde qui change vite, elles sont là pour nous rappeler sinon l’échec, tout du moins les difficultés du système à prendre en compte ces dynamiques, voire à se réformer.

Pour le Groupe URD, témoin de ces phénomènes grâce aux nombreuses évaluations en temps réel réalisées sur le terrain dans les jours et semaines post-crise, il y a là une invitation à revisiter les paradigmes qui modèlent l’action humanitaire depuis plus de cinquante ans. Une invitation renouvelée puisque, depuis nos travaux sur la participation des populations dans l’action humanitaire et notre ouvrage Bénéficiaires ou partenaires : quels rôles pour les populations affectées dans l’aide humanitaire ? (Karthala, 2004), nous tentons d’influer sur le secteur pour qu’il s’intègre dans l’écosystème des solidarités locales, et non l’inverse. En effet, quand on regarde l’image que le secteur donne de lui, force est de constater qu’il continue de placer les acteurs internationaux au centre de la réponse et que les organisations locales doivent être formées aux standards dominants et les utiliser pour être perçues comme légitimes. Sous prétexte de bonne gestion et de redevabilité comptable, ainsi que de réponse technique compatible avec nos manuels de bonnes pratiques, que voulons-nous faire de ces acteurs locaux hormis des clones de nous-mêmes ? Face à ce risque – et au sentiment d’être ignorés ou pire jugés avec condescendance, certains préfèrent déjà se passer de notre soutien et s’en remettre au « génie local », autrement dit à ce qui souvent fait solidarité et société dans des contextes où tout s’écroule.

De nouvelles voies opérationnelles sont donc à inventer pour soutenir – sans dénaturer – cette extraordinaire solidarité locale, ces initiatives citoyennes, ces formes d’entraide endogènes souvent en marge du « système » humanitaire classique. C’est à ce pas de côté que nous a entraîné l’édition 2021 des Universités d’automne de l’humanitaire. Et c’est à la continuation de ce chemin splendide et tortueux, plein de belles rencontres inattendues que nous invite ce numéro d’Humanitaires en Mouvement.

  1. Larissa Fast and Christine Bennett, « From the ground up: It’s about time for local humanitarian action », HPG Report ODI, May 2020.
  2. Qu’il s’agisse de conflits, de catastrophes naturelles ou sanitaires, d’accidents technologiques, etc

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