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Groupe URD

La multiplication des crises climatiques en 2019, les pistes pour redonner du sens à la qualité de l’aide en 2022, des discussions portant sur la fin de l’innocence politique l’an passé (…) : depuis une quinzaine d’années, le Groupe URD rassemble, lors de ses Universités, autour de sujets forts. Un parti-pris poursuivi en 2024, en ouvrant un espace d’échange et de réflexion collaborative sur une question sensible : « quel(s) chemin(s) vers une aide décolonisée ? ». Osé mais nécessaire, pour ne pas dire vital, ce coup de pied dans la fourmilière de la sphère humanitaire francophone s’inscrit dans un contexte de transformation profonde des équilibres internationaux, sur fond de perte d’influence de l’occident. Sur le terrain, les fondamentaux de l’aide sont, en effet, de plus en plus souvent remis en question, voire rejetés, par certains acteurs locaux pointant du doigt des intérêts masqués ou encore le maintien d’une relation de domination. Parmi les plus récentes illustrations de ces tensions, des pays du Sahel n’hésitent par exemple plus à rompre leur coopération avec les acteurs de l’aide et leurs partenaires. Professeur à l’Université de Manchester (Royaume-Uni), où il a co-fondé le Humanitarian and Conflict Response Institute, Bertrand Taithe rappelle tout d’abord l’héritage colonial des pays dits du Nord global : « il y a là quelque chose d’indéniable, qui touche non seulement aux relations de pouvoir ou à celles liées à la production du savoir, mais aussi à l’identité, à nos histoires personnelles, et nos sociétés dans leur ensemble… Dans les faits, cela se traduit par des non-dits, des pratiques de pouvoir inégales et, il faut le dire, par certaines formes de violences. Tout cela, il s’agit déjà de le reconnaître, afin de pouvoir relever au mieux les défis qui s’ensuivent ». De quoi lancer les débats autour d’une première table ronde durant laquelle les discussions sur les raisons de parler de la décolonisation de l’aide sont d’emblée très vives. Et aussi, de poser les bases des échanges qui suivront, et durant lesquels il sera question de l’intérêt d’un réveil – institutionnel et individuel – de l’impératif de changement, puis des chemins pour y parvenir. Parmi les constats qu’elle a pu faire dans le cadre de son travail – en tant que chercheuse externe indépendante – pour comprendre les relations de pouvoir et d’inégalités au sein de Médecins Sans Frontières, Eleanor Davey décrypte l’influence de la culture de l’urgence, souvent propre au secteur : « cela a tendance à dessiner les contours d’un certain imaginaire, d’une vision à court terme axée sur la nécessité d’une tâche immédiate qui ne correspond pas toujours à la réalité du terrain. Chez MSF UK, ce fonctionnement se traduit par un mode opératoire selon lequel des décisions doivent être prises rapidement. Traduction : les communautés locales ne sont pas assez souvent consultées, et les équipes envoyées sur place sont automatiquement considérées comme expertes et référentes. Mais en se positionnant en sauveur, c’est aussi le libre arbitre et le savoir-faire des concernés que l’on ignore. Et cela contribue à creuser les inégalités ».

 

De l’espoir en perspective ?

Dans le sillage des tables rondes imaginées par le Groupe URD pour véritablement poser le sujet de la décolonisation de l’aide, les UAH se poursuivent ensuite via des forums durant lesquels les participants débattent sur des thèmes qu’elles / ils ont eux-mêmes déterminés. Parmi les nombreux questionnements soulevés : comment changer les postures à l’échelle individuelle, mais aussi au niveau institutionnel et politique ? De quelles façons mieux prendre en compte un contexte géopolitique souvent indécis ? Quelle place à des questions de colonialité dans les réflexions actuelles autour de l’empreinte environnementale et l’adaptation au changement climatique ? Dans quelle mesure les ONG et associations doivent se positionner – pour ne pas dire militer – sur la question de colonialité ? (…). Toutes ces discussions, à la fois intenses et animées, avaient notamment pour objectif de faire ressortir les limites, les solutions et autres perspectives qui, demain, ouvriraient les brèches d’une action humanitaire plus consciente de certains réflexes à faire disparaître. Dans sa restitution, une première participante en appelle tout d’abord au « courage de se remettre en question, par exemple sur les moments où l’on fait encore preuve d’une sorte de suprématie blanche, bien sûr, mais aussi pour signaler, alerter, lorsque l’on constate la mise en place de postures de domination ». Un groupe de travail s’attarde quant à lui sur la question – cruciale – de l’accès aux financements de l’aide humanitaire, et d’un système qui, sur ce point comme sur de nombreux autres, montre ses limites. Craintes de certaines ONG internationales et bailleurs de laisser la main à des partenaires locaux, risques liés aux modalités de prises en charge, intérêt à faire preuve de plus d’innovation et de flexibilité sur le sujet, partage de responsabilité : « les financeurs doivent changer leur façon de voir les choses », invite un intervenant qui travaille en Afrique de l’Ouest, avant de voir sa voisine abonder en rappelant l’exemple du fonds vert pour la transition écologique, dont l’accès au guichet semble peu accessible pour certaines organisations. Dans un registre encore plus radical – « une nécessité », entend-t-on à plusieurs reprises dans l’assistance – certaines voix argumentent sur l’idée d’instaurer, au sein des ONG françaises, des quotas de membres issus du Sud global et / ou en dessous d’un certain âge pour créer une dynamique de gouvernance plus inclusive et représentative au sein des ONG. Les questions d’alliance entre acteurs pour porter des positionnements collectifs à l’échelle internationale, ou encore la clarification du principe de neutralité en lien avec le politique, sont également posées. « Il existe, notamment pour la jeune génération, des non-prises de position qui demeurent aujourd’hui incomprises. Là aussi, une prise de risque est sans doute incontournable », abonde le porte-parole d’un groupe de travail. Des modèles coloniaux persistants ? Une hypocrisie latente ? Des rapports de force qui, au final, restent inchangés et créent des tensions entre humanitaires eux-mêmes ? Et si, au final, le secteur dans son ensemble se trouvait dans l’obligation de redéfinir son propre projet politique ainsi que ses modèles d’interventions ? Car plus qu’une simple déconstruction pour faire bouger les lignes, c’est bien une injonction à évoluer qui souffle autour des UAH version 2024. « Pour passer de l’aide à l’entraide » conclut une participante. De quoi rappeler à quel point les humanitaires et acteurs du développement sont plus que jamais à la croisée des chemins …

Groupe URD, avec la collaboration de Damien Guillou

/// 3 questions à Ylva Berg

« L’INCLUSION PASSE AUSSI PAR LA RÉPARATION »

Sollicitée – avec sa consœur Céline Gaza – par le Groupe URD, Ylva Berg explique l’importance d’instaurer un cadre d’échange bienveillant et suffisamment sécurisé lors d’une rencontre telle que ces UAH.

 

Pourquoi est-il primordial d’avoir une personne ressource sur les questions de gestion de conflits lors d’un tel événement ?

Ylva Berg : « Quel que soit le contexte, il existe dans tout groupe des tensions suite aux dynamiques de pouvoir. Mon approche consiste, pour commencer, à créer des liens entre les individus du groupe, et à augmenter la conscience collective sur les sensibilités de la thématique abordée. Sur un sujet aussi sensible que la décolonisation, abordé lors des UAH, il est important de capter les dynamiques d’exclusion et d’oppression automatiques qui se montrent, pour pouvoir réparer les liens abîmés».

Quelle a été votre démarche ?

Y.B. : « Notre accompagnement a débuté en amont de l’événement, par un coaching de l’équipe organisatrice, notamment en décolonisant le programme, et en répartissant les rôles des intervenant.e.s d’une façon plus équitable. Sur place, nous avons tout d’abord créé un espace de dialogue avec les participant.e.s, intervenant.e.s et organisateu.rices, et donc une atmosphère plus sécurisé, afin de faciliter les contacts et l’expression des ressentis entre elleux. L’observation du langage verbal ou non verbal des personnes présentes est également très importante. Elle permet de repérer les signes d’exclusion et les dynamiques toxiques, et de revenir à la connexion ».

C’est donc dans la réparation que se trouve une forme d’inclusion…

Y.B. : « Exactement. On l’a d’ailleurs vécu dès le premier jour des UAH, lorsque certaines interventions ont impacté des participant.e.s. On a pu les accueillir et agir en fonction des besoins d’équité exprimés. Un moment de rupture suivi par une action réparatrice mène à une prise de conscience collective, et donne l’exemple aux autres qui pourront à leur tour se porter co-responsable de la gestion des tensions par la suite ».

/// Paroles d’acteurs

« Une sémantique à reconsidérer »

« Une des violences de la colonisation est de retirer l’identité de l’autre pour mieux l’assujettir ou faire ce que l’on veut de lui. Le système de l’aide a hérité de pas mal de choses dont une certaine sémantique. Appeler les autres des « cibles », c’est quelque chose de violent. Je pense aussi à la façon systématique de se positionner en « expert », mais qui est réellement expert d’une situation ? La personne qui la vit, ou nous, avec notre savoir académique ? « Mission exploratoire », « terrain », « bénéfice », « besoins » etc. : il faut commencer par revoir notre sémantique ».
Martine Gwana Passa, chargée d’appui à la direction scientifique pour le Gret.

« Un sujet qui mérite des analyses nuancées »

« J’ai toujours un peu peur du dogme et de la pensée dominante sur le sujet de la décolonisation de l’humanitaire qui reste piégeux et, à mon sens, mérite des analyses nuancées. Soyons clair : il y a des États/ pays dans lesquels il n’existe pas une liberté associative nous permettant de travailler avec des ONG locales. Il faut aussi en avoir conscience, car c’est également un sujet sur lequel nous devons travailler »
Carine Magen-Fabregat, référente méthodes qualitatives et approches communautaires – département expertise et plaidoyer – d’Action Contre la Faim.

« Des idées qui germent »

« Les raisons de ma présence aux UAH ? Me nourrir des réflexions qui y germent et les partager avec les différentes instances de Médecins du Monde. La décolonisation de l’aide reste un sujet éminemment complexe, qui va chercher au plus profond de nos histoires personnelles et collectives. C’est un long processus, que j’ai envie de continuer à faire infuser au sein de ma structure, dans le cadre de la mise en œuvre de notre plan stratégique ».
Christophe Vavasseur, réfèrent évolutions stratégiques chez Médecins du Monde.

« Revoir le positionnement des ONG internationales »

« Le mode de fonctionnement de la solidarité, aujourd’hui encore, laisse penser que les ONG ou structures locales ne peuvent pas gérer des fonds, rendre compte, respecter une gouvernance etc. Ce n’est pas la réalité et, en attendant de tordre le cou à ces croyances, ce sont les ONG internationales qui continuent à capter la majorité des financements et réfléchissent à la place des communautés pour, dans un second temps seulement, créer des partenariats. Une relation de confiance reste à créer entre les bailleurs et les acteurs locaux. De leur côté, les ONG doivent revoir leur positionnement, et par exemple intégrer le fait de jouer un rôle d’intermédiaire, car il y a parfois, sur le terrain, des équipes avec une expertise et des compétences avérées, capables de prendre le relai ».
Hamet Diallo, Chef de projet Gestion intégrée des ressources en eau pour le Gret.

« M’inspirer des UAH dans le cadre de mon activité »

« Au-delà d’y avoir rencontré des personnes avec qui je compte bien rester en contact, je ressors de ces UAH avec une meilleure compréhension de la décolonisation, et de l’importance qu’elle peut encore prendre aussi bien à des niveaux systémiques, structurels que personnels. Je vais veiller à ce que le sujet soit mieux pris en compte, désormais, dans le cadre de mon activité ».
Felicity Fallon, responsable de l’apprentissage et des événements pour Sphere Standards.

/// TRIBUNE GROUPE URD

Décoloniser l’aide, une urgence qui n’attend plus

Nous le savions avant même d’accueillir les participants : placer le sujet de la décolonisation de l’aide humanitaire au cœur de nos UAH allait faire parler. Ce fut le cas. Et pour ne rien cacher, cela l’avait également été au sein même de nos équipes, lorsque s’est posée la question de la thématique de cette édition 2024. Plus que créer le débat, notre intention était surtout de prendre un temps pour (se) rendre compte d’une situation que nous jugeons urgente pour l’ensemble du secteur.

Il est temps de ne plus se cacher, et d’en finir avec des modes de fonctionnement et autres réflexes post-coloniaux qui infusent, aujourd’hui encore, sur tous les terrains. Après la prise de conscience, l’heure est au passage à l’acte. Pour assumer l’histoire de nos organisations, déconstruire, faire bouger les lignes, définir un nouveau modèle et, n’ayons pas peur des mots, et des maux, assurer l’avenir d’une solidarité internationale que nous croyons tout autant menacée par des transformations externes que par ses propres habitudes.

Dans cette optique, et pour toutes ces raisons, le Groupe URD exhorte l’ensemble des acteurs du secteur à se positionner, à prendre part, et donc à évoluer sur la question de la décolonisation. Reconnaissance des compétences de la société civile et des forces en présence sur le terrain, nouveaux mécanismes d’entraide, volonté de coalitions pour avancer sur des causes communes, inclusion, projets associatifs d’une autre sorte (…) : nous appelons associations et ONG à contribuer, à nos côtés, à l’émergence d’un mouvement de réflexion global. Un mouvement crucial pour (notre) avenir.

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