Auteur(s)
Xavier Ricard Lanata
La notion de « développement » fait depuis quelques années l’objet de critiques provenant aussi bien des sociétés du Sud que du Nord. La notion voisine d’« aide au développement » ne pouvait être épargnée par cette remise en cause.
Les interventions dites « humanitaires » semblaient jusqu’à une date récente épargnées par cette critique. L’humanisme dont elles se réclament demeure en effet une valeur incontestable que l’on ne peut renier à moins de contester l’universalité de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.
Les modalités de l’aide humanitaire font cependant débat, et ce d’autant plus que les conditions pratiques dans lesquelles elles se déploient ont beaucoup évolué : l’« ingérence » dans des contextes de crise humanitaire – revendiquée pour des pays ou des organisations tierces n’ayant pas pris part au conflit ou dépourvues de toute responsabilité au regard de la « crise » qu’il s’agit de résoudre – est de moins en moins invoquée. Désormais, la plupart des organisations humanitaires se « moulent » dans les États-majors d’armées d’intervention, voire d’occupation. Impossible dans de telles circonstances d’invoquer une quelconque neutralité : les interventions dites « humanitaires » ou « d’urgence » sont redevenues, comme à l’époque des conquêtes coloniales, des dispositifs encastrés dans l’action militaire, destinés à la justifier (voire à la prolonger), afin de « pacifier » des régions entières qui se retrouvent sous le contrôle de puissances étrangères. Au lieu d’un « droit d’ingérence », les organisations et les États se prévalent d’une « demande d’intervention » qui leur aurait été soumise par les parties en conflit ou les victimes de catastrophes naturelles (comme à Haïti lors du séisme de 2010), pour justifier le déploiement de dispositifs lourds, voire une « mise sous tutelle » provisoire de pays entiers.
Vers une « tropicalisation » du Nord
Cette situation n’est pas nouvelle mais des évènements récents lui donnent des prolongements insoupçonnés. Il se pourrait bien en effet qu’entre le Sud et le Nord, les rapports soient en train de s’inverser, au point que c’est bientôt au Sud qu’il conviendra de solliciter de l’aide pour venir surmonter les crises d’un Nord embourbé dans ses contradictions et en voie de « tropicalisation » accélérée. Par ce terme, j’entends un processus qui transforme le Nord global en colonie du Capital transnational, le prive de ses ressources (transformées en simples facteurs de production) et le contraint à démanteler pièce par pièce son appareil d’État après avoir ruiné son industrie. Sur ce point, le Nord est désormais semblable au Sud (même s’il demeure plus riche en termes de PIB par habitant), à ceci près que la situation est nouvelle pour lui et qu’il ne s’y trouve aucunement préparé. Quarante ans de néolibéralisme commencent à avoir raison des États-providence, et le Nord n’échappe plus aux « réformes structurelles » que le Fonds monétaire international a jadis imposées aux pays du Sud sous le nom d’« ajustements ». Au Nord comme au Sud, ce sont les services publics, les entreprises d’État, les protections diverses (tarifs douaniers, protections non tarifaires) et les ressources (mains-d’œuvre, terres arables, gisements miniers, forêts tropicales) qui font l’objet d’une attaque sans précédent, au nom d’une prétendue supériorité du marché sur toute autre forme de régulation sociale. Car cette fable sert les intérêts des investisseurs qui ont désespérément besoin de placer des liquidités devenues pléthoriques à cause du sous-investissement et de la compression des dépenses des ménages dans le monde. Partout, la « demande » s’effondre à cause des politiques libérales qui compriment les salaires et entretiennent des tendances déflationnistes peu favorables à l’investissement.
Dans ce contexte, le Nord perd de sa superbe face à un Sud englué depuis des années dans le « sous-développement ». Il n’est pas jusqu’à la corruption qui ne devienne un phénomène universel. Les « affaires » se multiplient au Nord malgré la « bonne gouvernance » dont il faisait autrefois sa spécialité face à un Sud « mal gouverné » et condamné à l’éternelle gabegie. C’est au contraire la « bonne gouvernance » libérale – celle réclamée par les actionnaires des entreprises pour avoir la main sur leurs directions générales et le personnel, celle dont l’objet était surtout de résoudre l’éternelle difficulté du « principal-agent » (le détenteur d’un actif – le principal – ne peut jamais savoir si l’agent chargé de le valoriser est bien rémunéré à sa productivité marginale, autrement dit au « rendement » marginal de l’actif qu’il a pour mission de valoriser) – qui a entraîné la corruption. Pour inciter les « managers » à faire preuve de zèle, on a ainsi indexé leur rémunération sur la rentabilité nette du capital et notamment sur les cours de bourse. Les opérations de rachat de titres, les délits d’initiés, les maquillages de comptes destinés à tromper les actionnaires, etc., sont la conséquence du développement de ce capitalisme « managérial » qui a érigé la valeur financière (autrement dit le cours de bourse) en indicateur principal de la bonne gestion des entreprises. La valeur financière est en effet une abstraction, un « équivalent généralisé » qui permet aux actionnaires d’appréhender d’un coup d’œil la santé de l’entreprise, sans jamais s’embarrasser de détails. Les fonds d’investissement y trouvent leur « compte », mais leurs certitudes sont proportionnelles à leur ignorance à la fois des mécanismes réels qui permettent à l’entreprise de dégager de la « valeur », et singulièrement de la disposition d’esprit des travailleurs et de leurs encadrants.
Au Nord comme au Sud, la bonne gouvernance « managériale » a détruit le bon gouvernement, transformé les entreprises en agrégats dont la survie tient à leur capacité à s’ériger en monopoles « de fait », de sorte qu’elles n’aient plus à souffrir de leur inefficience, à condition d’entretenir de vastes clientèles politiques. La corruption est dès lors un sous-produit de la « bonne gouvernance », et non plus son adversaire.
Le Nord ressemble à s’y méprendre à ce Sud que l’on raillait autrefois, et dont les supposés atavismes étaient attribués à telle ou telle particularité culturelle. La corruption y est sans doute encouragée, voire justifiée, par une culture politique qui associe l’exercice du pouvoir à la formation de clientèles régulières de notoriété publique, acteurs qui se partageaient d’ailleurs régulièrement les prébendes et les honneurs selon des règles connues de tous et parfaitement respectées. À ces formes anciennes de « corruption » qui tiennent de la culture politique traditionnelle, sont récemment venues se rajouter, au Sud donc, des formes nouvelles, qui s’épanouissent à l’ombre des programmes d’ajustement structurel, en s’inscrivant totalement dans les procédures du capitalisme managérial et de l’économie néolibérale. L’État, devenu à son tour un appareil « économique », régi par les seuls critères d’efficience et de coût/bénéfice, s’est mis à adopter de coûteux dispositifs de contrôle où de nouvelles formes de corruptions, étrangères à tout substrat culturel précolonial, pouvaient prospérer avec le blanc-seing des organisations multilatérales et des bailleurs internationaux.
En 2020, la crise du COVID-19 a placé les pays du Nord dans une situation tout à fait inédite. Voici que les appareils d’État et les citoyens se sont trouvé confrontés à la déréliction des services publics et, plus généralement, à l’impuissance publique. L’État s’est en effet avéré incapable de prendre en charge la production de masques ou de gels, ou d’organiser dans l’urgence des hôpitaux de campagne dans les friches industrielles ou les nombreux logements désaffectés que la loi l’autorise à réquisitionner (notamment lorsqu’est déclaré l’état d’urgence, comme c’est le cas en France depuis la loi du 23 mars 2020). De ce point de vue, aucune différence entre la France, les États-Unis, le Pérou ou le Brésil. Certains ont ordonné le confinement, d’autres pas, mais il ne s’agit ici que de mesures réglementaires. Tout se passe comme si les États n’avaient plus d’autre pouvoir que celui d’interdire. D’agir, il n’est pas question. De se concerter avec les acteurs de terrain (soignants, enseignants, travailleurs sociaux…), pas d’avantage. Le vieux ressort des États coloniaux (la contrainte par la force) est ainsi mis à découvert.
Le Sud comme modèle de l’entraide ?
L’entraide et l’action humanitaire se jouent dès lors dans les interstices et les jachères de l’action publique, hors de portée des radars. Ce sont en effet les organisations de la société civile, associations reconnues comme telles ou regroupements informels (à l’échelle des quartiers ou des villages) qui ont pris en charge les personnes vulnérables qu’aucun service ne pouvait accueillir : personnages âges isolées, indigents et sans abris, réfugiés apatrides livrés à eux-mêmes, rayés des listes de l’OFII ou sans statut. Ces actions d’humanité échappent à tout contrôle et ne répondent pas, dans un premier temps, à des mots d’ordre, ne s’insèrent dans aucune organisation structurée : il s’agit d’actions purement spontanées dictées par les circonstances et prises en charge par des individus, souvent eux-mêmes originaires de ces Suds qui leur ont enseigné des formes de solidarité familiale ou régionale dont ils se souviennent à cette heure. Les Maliens viennent au secours des Maliens, et cette solidarité va s’étendre progressivement à l’ensemble des Sahéliens. Dans les villages aussi, ce sont d’anciennes solidarités de voisinage qui se font jour. La pratique de la solidarité, le contact avec autrui, la prise en charge de sa peine – en un mot l’exercice de compassion – déterminent un état d’esprit qui ne rencontre plus d’obstacle et s’élargit à toute personne souffrante. On a ainsi vu des villages se porter au secours de migrants ou de « chercheurs de refuge », dans des régions alpines pourtant réputées pour être peu hospitalières.
Du Sud, nous avons donc beaucoup à apprendre car cette solidarité plus ou moins spontanée, en tout cas quotidienne et sans rapport avec les appareils d’État par ailleurs inexistants ou inefficaces, y est monnaie courante. Bien sûr, elle ne couvre pas les besoins, loin s’en faut. De même, elle n’exclut pas de fortes inégalités qui tiennent aux circonstances et aux rapports interpersonnels. Cette solidarité ne saurait se substituer à la légalité républicaine, mais elle nous rappelle qu’il n’est pas d’action humanitaire sans un ethos humaniste, sans une orientation spontanée vers autrui, sans une forme de culture « populaire » sans laquelle il n’est pas plus de peuple que d’humanité effective.
Le Sud est peut-être même aujourd’hui en avance sur nous : observons par exemple comment le peuple péruvien (suivant en ceci le peuple chilien) a spontanément réagi face à la tentative de coup d’État institutionnel et le détournement de la Constitution par des élites mafieuses, nées dans le sillage d’une économie de la drogue totalement fongible dans l’ordre économique libéral. Or, le ressort de cette mobilisation populaire, dans les rues de Lima comme dans celles d’Ayacucho, n’est autre que la culture populaire. Armés de guitares et de ponchos, revêtus des tenues de fêtes, les manifestants défilent au pas des danses traditionnelles, celles qu’ils ont apprises enfants et qui scellent un sentiment d’appartenance, non pas communautaire mais « populaire ». Il n’est pas rare non plus de voir comment, au cours de ces défilés, les habitants des Andes adoptent la cadence des gens de la côte (les criollos) ou de l’Amazonie. Sans se départir de leurs vêtements de fête, c’est une suite de danses que les uns et les autres adoptent pour faire honneur à la comparsa (la troupe de danseurs) qui les précède ou les suit. Cet entrelacs de danses, le Pérou en a le secret depuis toujours, et même dans les régions andines il est pratiqué pour sceller l’unité du « corps politique » en passant outre la diversité des coutumes et des organisations sociales propres à chaque vallée.
Apprenons la leçon des Suds. Je parle ici du Pérou et du Chili mais on pourrait étendre le propos au Maroc, au Burkina Faso ou à bon nombre de pays d’Afrique sub-saharienne ou d’Asie qui ont enregistré les plus bas taux de mortalité COVID/hab. ; y compris dans les bidonvilles ou dans des zones à très forte densité démographique et ce, en dépit de conditions sanitaires déplorables. La résilience dont font preuve les habitants de ces zones déshéritées a de quoi nous surprendre, mais elle renvoie à des formes d’auto-gestion qui sont d’autant plus robustes qu’elles trouvent leur origine dans une répartition par « quartiers » où les migrants de l’intérieur (poussés vers les bidonvilles par la pauvreté qui sévit dans les zones rurales) sont tous de même origine.
Notre regard sur ces mondes changera du tout au tout aussitôt que nous aurons appris à en démêler le sens et les ressorts. Car il n’est pas de groupe social qui ne produise de l’ordre, de la règle, du sens enfin. Les régions les plus pauvres ou démunies en apparence ne font pas exception à cette loi universelle. À l’heure où nous-mêmes sommes menacés par l’absurde et l’anomie sociale, nous devons prêter l’oreille à ces sociétés qui ont su résister jusqu’à présent à l’entreprise de dissolution sociale dont le néolibéralisme est le nom.
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