Auteur(s)

Cécile Aptel

Début 2020, face à la pandémie de COVID-19, la quasi-totalité des États se sont vite retranchés derrière leur souveraineté, fermant leurs frontières et restreignant la liberté de mouvement de leurs populations dans le vain espoir d’arrêter la propagation du coronavirus. Si le virus n’a pas été stoppé, d’autres l’ont été en revanche, et notamment les sans-frontiéristes : l’élan international des organisations non gouvernementales humanitaires a en effet été fortement ralenti[1].

Début 2021, force est de constater que les conséquences de la pandémie sont lourdes pour le secteur de l’aide humanitaire. Parmi les nombreux défis auxquels ce secteur fait face aujourd’hui, j’en soulignerai deux – la « localisation » de l’aide humanitaire et la pérennité de son financement – avant de conclure sur l’urgence, pour les acteurs humanitaires, de faire face à un autre grand défi de notre temps : le dérèglement climatique et environnemental.

 

La « localisation » de l’aide humanitaire

Amorcée depuis plusieurs décennies, la « localisation » de l’aide humanitaire a franchi une grande étape en 2016 lorsque le Sommet humanitaire mondial d’Istanbul l’a érigée comme l’un des axes de réforme prioritaires pour le secteur, prônant une aide « aussi locale que possible et aussi internationale que nécessaire »[2]. Toutefois, à quelques exceptions près, les déclarations d’intention des grands bailleurs de fonds n’ont pas nécessairement été suivies de véritable effet[3] avant que la pandémie ne vienne bouleverser la donne en 2020 et n’accorde une place résolument centrale aux organisations locales.

Les premiers pays les plus touchés par le COVID-19 ont été la Chine, l’Iran et l’Italie, mais aucun de ces trois pays n’est une terre « fertile » pour les humanitaires « internationaux » ; la Chine et l’Iran, ancrés sur le principe de leur souveraineté, refusent même généralement l’accès à leurs territoires aux organisations humanitaires, y compris aux agences de l’ONU[4]. Ces trois pays ont privilégié l’utilisation de leurs propres ressources et organisations, notamment leur société nationale respective de la Croix-Rouge ou du Croissant-Rouge, alors que les organisations humanitaires sises hors de ces pays restaient pour l’essentiel incapables d’aider, faute d’accès aux pays[5].

Face à la propagation du virus, la majorité des États ont rapidement fermé leurs frontières, réduisant drastiquement la circulation des personnes, dont celle des experts humanitaires habitués à se « déployer en mission internationale ». Alors même que la force de frappe, les compétences et l’expertise humanitaires, notamment médicales, étaient particulièrement requises et nécessaires partout en même temps, la fermeture généralisée des frontières et l’arrêt brutal des déplacements internationaux ont soudainement remis en cause le « sans-frontiérisme », ce mode d’intervention international né dans les années 70[6]. Chacun a été sommé de faire de son mieux, là où il se trouvait, avec les moyens du bord car, non seulement les hommes et femmes ne pouvaient se déplacer, mais les fournitures les plus essentielles, en commençant par les équipements de protection (dont les fameux masques), sont vite venues à manquer à l’échelle mondiale. Aussi, tandis que de nombreuses ONG sans-frontiéristes se retrouvaient bloquées, les organisations locales – surtout les plus établies – ont souvent rapidement bénéficié d’une reconnaissance d’utilité publique et été exemptées des restrictions de mouvement appliquées à leurs homologues internationales.

Cette situation sans précédent de pandémie a-t-elle donc sonné le glas de l’aide humanitaire internationale ? Probablement pas – et ce serait dommage, mais elle a sans doute accéléré le mouvement déjà perceptible et formalisé à Istanbul qui souligne les énormes avantages des organisations locales dans le domaine humanitaire.

On sait en effet que, dans la plupart des crises, notamment les catastrophes ou les déplacements massifs de population, les premières heures sont cruciales – d’où l’importance de la réponse beaucoup plus rapide que peuvent fournir les organisations locales, déjà présentes sur place avant même que les problèmes n’éclatent[7]. De plus, connaissant de l’intérieur la culture dans laquelle ils opèrent, les langues et dialectes vernaculaires locaux, ainsi que le terrain et ses aléas, et enfin les véritables besoins des populations, les humanitaires « locaux » sont particulièrement efficaces et permettent d’éviter de nombreux coûts (de voyage, de traduction, etc.), donc d’allouer davantage les ressources là où elles aident et sauvent des vies. Enfin, même l’expertise la plus pointue est aujourd’hui très bien partagée : au Sud comme au Nord, on trouve désormais médecins urgentistes, ingénieurs, logisticiens et comptables. Dès lors, comment justifier – tant financièrement que moralement – de déployer ce personnel en mission internationale plutôt que d’utiliser l’expertise locale ?

Mettre en exergue les organisations plus « locales » est aussi dans l’air du temps, qui voudrait que chacun puisse répondre à ses besoins de façon autonome, une idée sous-tendue par l’insistance toujours plus pressante de respecter la souveraineté des États sur le territoire desquels se déroulent les opérations. Mais il ne faudrait pas être naïf : la « localisation » de l’aide humanitaire n’est pas une panacée et les acteurs locaux risquent souvent plus que leurs homologues internationaux de se trouver pris au piège des exigences des politiciens nationaux ou locaux. Demander une aide plus locale n’est donc pas dénué d’intérêts politiques, et même géopolitiques (surtout dans des pays déchirés par des conflits), et éventuellement aussi d’intérêts financiers.

Quoi qu’il en soit, avec cette pandémie, les acteurs humanitaires locaux ont indéniablement le vent en poupe. Et il est fort probable que cette situation perdure, non seulement parce qu’elle reflète le repli général sur la souveraineté nationale, mais aussi parce que le coût financier souvent moindre des organisations humanitaires locales mesuré à celui de leurs homologues « internationaux » leur donne un avantage comparatif qui va sans doute persister.

 

La mise en cause de la pérennité du financement de l’aide humanitaire internationale

Le coût global de l’aide humanitaire et le fait qu’il est si inégalement porté par un petit nombre d’États et d’organisations régionales mettent en question la pérennité de son modèle de financement. En effet, comment un équilibre pourrait-il être trouvé entre des besoins qui vont croissants et des ressources qui tarissent ? Car il est clair que les besoins humanitaires explosent : de l’Afghanistan au Yémen, en passant par le Mozambique, la Syrie et le Venezuela, c’est une litanie de crises, d’urgences et de besoins plus poignants les uns que les autres, allant des catastrophes dites naturelles aux conflits armés, couvrant de nouveaux affrontements et aussi des situations enlisées depuis des années. Pour ne prendre qu’un seul exemple : au Yémen, il est estimé que 24,3 millions de personnes ont actuellement besoin d’aide[8]. Ce conflit – qui dure maintenant depuis six ans – a exacerbé une situation déjà très difficile, dévastant des structures de santé fragiles et menant une grande partie de la population à la famine. Or, à ces besoins déjà immenses se sont ajoutées en 2020 non seulement la pandémie, mais aussi des pluies diluviennes et la menace des criquets pèlerins. Pour le seul Yémen, l’appel de fonds de l’ONU s’élève aujourd’hui à 3,4 milliards de dollars américains[9].

Au total, ce sont ainsi plus de 168 millions de personnes qui ont besoin d’aide humanitaire dans le monde en cette fin 2020 : un chiffre qui a presque doublé en cinq ans. Et les projections sont effroyables, puisque l’ONU estime que 235 millions de personnes seront dans le besoin en 2021[10]. Malheureusement, les projections en termes d’accroissement des besoins ne s’arrêtent pas là : la Banque mondiale estime que 100 millions de personnes supplémentaires risquent de basculer cette année dans l’extrême pauvreté du fait de la pandémie[11]. Or, comme deux tiers des personnes extrêmement pauvres dans le monde vivront d’ici 2030 dans des pays touchés par la fragilité, les conflits et la violence[12], il est prévisible que les demandes en assistance humanitaire continuent à croître terriblement.

Dans le même temps, il est fort peu probable que les budgets dévoués à l’aide humanitaire internationale croissent en proportion. Ils risquent même de diminuer puisque les bailleurs de fonds institutionnels – comme les États-Unis, pays le plus impacté par la crise sanitaire, et l’Union européenne, premier bailleur mondial, dont les États membres sont fortement affectés – font eux-mêmes face à des difficultés budgétaires, voire à des restrictions. La pandémie a anéanti des décennies de progrès économique et même des pans entiers de certaines économies, presque partout dans le monde. Confrontés sur leurs propres territoires à de nombreux défis dont des besoins sociaux fortement accrus, les États qui ont traditionnellement financé l’aide humanitaire ne seront sans doute pas enclins à accroître les budgets de l’aide internationale – quand bien même ils seraient en mesure de le faire. Ainsi, face à une augmentation des demandes et une stagnation (voire une diminution) des ressources, le secteur humanitaire va sans doute rapidement connaître de profonds bouleversements.

 

Conclusion : de la pandémie au dérèglement climatique et environnemental

 

Cette pandémie n’est donc pas seulement une énième crise à traverser pour les humanitaires : elle remet en cause le fonctionnement, le financement et la pérennité du secteur humanitaire. Cependant, le COVID-19 permet aussi une prise de conscience collective de la fragilité de nos sociétés et de la vulnérabilité de l’humanité. Cette période pourrait enfin fournir aux acteurs humanitaires l’opportunité de faire résolument face à l’autre grand défi global concomitant : le dérèglement climatique et environnemental[13].

Les organisations humanitaires qui interviennent dans la préparation et la gestion des catastrophes comprennent déjà bien que la dégradation de l’environnement et les changements climatiques ne sont pas seulement des problèmes auxquels il faudrait éventuellement se préparer, mais qu’ils ont déjà, aujourd’hui même, de très graves conséquences humanitaires. Ils accélèrent en effet la survenue de catastrophes, tant en fréquence qu’en gravité de leurs conséquences sur les sociétés, et rendent les réponses plus périlleuses et difficiles. Les sécheresses, feux incontrôlables, pics extrêmes de chaleur, inondations, ouragans et autres tsunamis ont clairement augmenté ces dernières années et sont devenus plus meurtriers[14]. Ces phénomènes causent l’érosion et l’appauvrissement des sols, perturbant l’agriculture, de même qu’ils entraînent des déplacements de populations et de graves crises alimentaires car les plus pauvres et les plus vulnérables sont toujours les plus touchés. En d’autres termes : les crises environnementales et l’urgence climatique provoquent d’ores et déjà des crises humanitaires[15].

Les acteurs humanitaires peuvent et doivent donc mieux relever ces défis, tout d’abord en s’assurant que leurs propres actions n’exacerbent pas les problèmes. En accord avec les principes de « ne pas nuire » et leur responsabilité sociétale, les organisations humanitaires doivent rapidement adopter un comportement plus responsable. Cela commence par des efforts pour minimiser l’empreinte écologique et l’impact carbone de l’humanitaire, avec moins de déplacements (et le remplacement des gros 4×4 diesel !). Mais cela va bien au-delà : c’est la planification et la conduite même des activités humanitaires qui doivent être repensées. Pour ne prendre qu’un seul exemple, l’impact écologique des camps de personnes déplacées est bien connu : des camps créés dans l’urgence dans des endroits inappropriés restent en place durant des années, comme à Cox’s Bazaar au Bangladesh. Cela cause des problèmes de gestion des déchets, épuise les ressources locales en eau potable et en bois, et accélère l’érosion des sols, ce qui augmente les risques que les camps soient plus fréquemment et dangereusement inondés. Mais surtout, les acteurs humanitaires peuvent jouer un rôle crucial en développant de meilleures mesures d’adaptation suite aux catastrophes, en s’assurant que les aides apportées aujourd’hui permettent de reconstruire de façon plus durable et renforcent systématiquement la résilience de ceux qui les reçoivent, afin de mieux se préparer aux crises qui ne manqueront de survenir demain.

 

[1] Voir Virginie Troit, « Entre local et global, les organisations humanitaires face aux crises sanitaires mondiales », Alternatives Économiques, No 87, 2020/3. Toutefois, elle a noté, s’agissant des ONG internationales, que : « En quelques jours, elles ont adapté leurs missions dans leur pays d’origine, tout en restant en alerte sur leurs pays d’intervention en Afrique ou au Moyen-Orient. La limitation sévère de leur mobilité a été partiellement contournée par la mise en place de ponts aériens pour livrer masques et matériel médical ».

[2] Le concept de « localisation » fait référence au souhait d’une aide qui serait autant que possible entreprise au niveau des acteurs humanitaires locaux : menée par des organisations locales et les communautés concernées, mais aussi dirigée par celles-ci plutôt qu’orchestrée par des entités étrangères. Cette notion fait partie des accords du « Grand Bargain » passés entre les représentants des 30 principaux bailleurs de fonds et organisations d’aide humanitaire lors de ce même Sommet d’Istanbul.

[3] Comme l’a noté Loïc Gustin dans La localisation de l’aide humanitaire : Révolution en vue ? (UniverSud-Liège) : « […] sans amendement du système prenant en compte les logiques internes et les enjeux propres à ses acteurs, espérer le respect des principes de la localisation de manière non-contraignante semble naïf » (http://www.universud.ulg.ac.be/la-localisation-de-laide-humanitaire-revolution-en-vue).

[4] Mis à part la situation particulière de l’aide fournie en Méditerranée aux migrants cherchant à entrer dans les eaux territoriales italiennes.

[5] C’est donc tout naturellement que, parmi d’autres, la Croix-Rouge chinoise, le Croissant-Rouge iranien et la Croix-Rouge italienne ont joué leur rôle d’auxiliaire de leurs autorités nationales respectives dans la gestion de la pandémie.

[6] Voir Groupe URD, Des solutions locales à la pandémie globale : des voies d’avenir ?, Note de réflexion n°11, 2020 (https://www.urd.org/fr/publication/des-solutions-locales-a-la-pandemie-globale-des-voies-davenir-note-de-reflexion-n11-2020).

[7] Voir notamment FICR, World Disasters Report 2015 (http://ifrc-media.org/interactive/world-disasters-report-2015).

[8] ONU, OCHA, Middle East and North Africa, Global Humanitarian Overview (https://gho.unocha.org/inter-agency-appeals/middle-east-and-north-africa).

[9] Ibid.

[10] Global Humanitarian Overview 2021, Press Release (https://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/GHO2021_Press%20Release_EN.pdf)

[11] Banque Mondiale, Rapport Annuel 2020 (https://www.banquemondiale.org/fr/about/annual-report).

[12] Ibid.

[13] Voir notamment les débats des UAH 2019 sur « Enjeux climatiques, multiplication des crises et effondrement » (https://www.urd.org/fr/actualite/les-debats-des-uah-2019-sur-enjeux-climatiques-multiplication-des-crises-et-effondrement-desormais-en-image).

[14] Voir notamment The Cost of Doing Nothing: The humanitarian price of climate change and how it can be avoided (https://media.ifrc.org/ifrc/wp-content/uploads/sites/5/2019/09/2019-IFRC-CODN-EN.pdf)

[15] Voir “The future is now: time to scale up climate mitigation and adaptation measures”, Humanitarian Law & Policy Blog | Humanitarian Law & Policy Blog (https://blogs.icrc.org/law-and-policy/2020/02/06/future-now-climate-crisis/)

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