Auteur(s)

Luciano Loiacono

Normalisation, certification et financements institutionnels

Au cours des deux dernières années, Handicap International a été amenée à questionner les objectifs de deux initiatives parallèles : la Joint Standards Initiative (JSI), projet de consolidation des standards humanitaires proposé par Humanitarian Accountability Partnership (HAP International), People In Aid et le Projet Sphère, qui a débouché sur la Norme humanitaire fondamentale (Core Humanitarian Standard) ; et surtout le projet de Certification humanitaire, initié par le Standing Committee for Humanitarian Response (SCHR).

La posture critique de Handicap International s’est appuyée sur trois constats qui touchent à l’économie du secteur et au rôle des bailleurs de fonds :

  • Ces initiatives répondaient aux préoccupations d’organismes travaillant sur les normes et la certification – et des bailleurs qui les financent –, mais ne constituaient pas une réelle priorité pour la majorité des organisations opérationnelles qui s’inquiètent surtout des problèmes d’accès et de sécurité dans les zones de conflit, ainsi que de la stagnation des financements internationaux ;
  • La certification globale, non seulement ne remplacerait pas les contrôles et audits existants, mais devrait constituer une charge supplémentaire pour les organisations opérationnelles, déjà largement contrôlées par leurs bailleurs institutionnels, ceux-là même à qui la certification entend offrir un nouveau levier de sélection des ONG au nom de la qualité ;
  • La concurrence entre ONG, pour l’accès aux fonds institutionnels, ne met pas aux prises aujourd’hui, d’une part, les organisations soucieuses de qualité et de redevabilité et, d’autre part, des organisations plus désinvoltes, que la certification pourrait en théorie écarter. Elle s’organise essentiellement entre organisations largement professionnalisées, structurées et outillées pour la gestion, l’action, la reddition de comptes et la réponse aux contrôles réglementaires ou contractuels. Par ailleurs, le filtre de la certification ne fonctionnerait pas contre les initiatives d’amateurs qui ne peuvent, de toute façon, pas atteindre les critères actuels fixés par bailleurs institutionnels. La certification ne pourrait rien non plus contre les actions lancées par des mouvements de type sectaire qui disposent de leurs propres ressources privées, parfois considérables, et agissent où bon leur semble, souvent avec l’accord des autorités des pays hôtes.

 

Les leviers dont disposent les bailleurs de fonds institutionnels

Au cours du processus et des débats sur la nouvelle Norme humanitaire fondamentale et sur l’intérêt d’une Certification globale, le rôle des bailleurs de fonds a été évoqué, invoqué, loué, espéré, regretté (en faire « trop » ou « pas assez »), de manière permanente et par tous. La figure du « bénéficiaire » a été présentée pour justifier toutes les propositions alors que le « bailleur » était appelé à tenir un rôle de juge de paix et d’arbitre en dernier ressort tant chacun est parfaitement conscient du rôle clé que les bailleurs jouent ou peuvent jouer dans l’orientation du secteur qu’ils financent. En effet, des deux flux de ressources qui irriguent l’aide humanitaire, celui des bailleurs institutionnels devrait être, en principe, le mieux structuré et le moins imprévisible, par rapport à celui des donateurs privés, l’opinion publique étant a priori plus volatile. En effet, le flux des ressources institutionnelles trouve sa source auprès des organismes nationaux et multilatéraux. Il est façonné et bordé par des politiques de long terme et des stratégies relativement concertées, parfois même convergentes ; c’est en tout cas l’ambition d’acteurs clés comme les agences européennes, celles des Nations-unies ou des coopérations de grands pays donateurs. En théorie, les bailleurs de fonds disposent de leviers importants qui pourraient jouer en faveur d’un renforcement de la qualité si cette dimension devait se hisser au premier rang des priorités, avant même celle de maîtrise des risques qui semble guider les bailleurs jusqu’à présent.

Quels sont les moyens d’orientation dont disposent les bailleurs ?

L’orientation des politiques du secteur. En définissant leurs propres stratégies, politiques et priorités, les bailleurs de fonds exercent mécaniquement une pression sur les parties prenantes et les projets des opérateurs qu’ils financent, organisations internationales et ONG, sans parler des pays hôtes de leurs interventions. Par ailleurs, les bailleurs de fonds peuvent également faire pression sur d’autres bailleurs à travers des mécanismes d’autorégulation tels que l’initiative Good Humanitarian Donorship (GHD), qui a permis l’adoption par l’Union européenne et 17 autres bailleurs en 2003 d’un ensemble de principes visant la cohérence, l’efficience et la transparence de l’aide, principes endossés aujourd’hui par 41 pays donateurs. Néanmoins, si les bailleurs influencent les politiques sectorielles, ils subissent eux-mêmes la pression des organisations internationales, des grandes ONG, des coalitions et des organismes de normalisation ou de certification qui cherchent à promouvoir leur vision du secteur humanitaire, leurs priorités et leurs solutions.

La sélection des opérateurs. Sur le plan opérationnel, le premier moyen et sans doute le plus efficace dont dispose le bailleur, consiste à choisir des opérateurs – et donc à en écarter d’autres – grâce à un processus de sélection qui aboutit à un accord de partenariat à durée limitée mais renouvelable. Le processus de sélection couvre à la fois les capacités de l’organisation et son offre opérationnelle comparée aux orientations et domaines d’intérêt du financeur. Dans ces processus de sélection, la question de la qualité est généralement couverte par l’évaluation du niveau d’expertise, des dispositifs permanents et des méthodes de planification, de suivi et d’évaluation de la qualité des actions. En outre, l’organisation est questionnée sur ses engagements en matière de respect des standards (Sphère ou autres) et sur son adhésion à des organismes spécialisés en matière de déontologie ou de redevabilité. La logique et l’intérêt de telles sélections, qui tendent à créer des clubs restreints d’opérateurs, peuvent se comprendre en termes de gestion des interactions et de maîtrise des risques, à condition, bien sûr, que les impératifs de gestion ne conduisent pas à une simplification artificielle des réalités et à une concentration excessive sur un nombre réduit d’opérateurs, au détriment de l’indispensable diversité des approches et des expertises.

La négociation des engagements contractuels. Quoi qu’il en soit, l’établissement d’un partenariat ne dispense pas l’opérateur de soumettre des propositions de projet à l’approbation des services du bailleur de fonds. C’est dans le cadre du contrat de financement que les organisations opératrices et le bailleur doivent s’entendre sur le niveau, l’ampleur et la nature des obligations, qu’il s’agisse de la programmation, des méthodes d’interventions ou des résultats attendus, d’un point de vue quantitatif mais aussi qualitatif. Ensuite, la vérification des engagements contractuels, y compris en matière de qualité, peut se réaliser de différentes façons : reporting, suivis et audits.

La reddition des comptes (reporting). La pression du bailleur s’exerce essentiellement à travers le reporting. Les organisations, et c’est bien normal, doivent en effet justifier la manière dont les fonds reçus ont été dépensés. A minima, elles doivent donc rédiger et transmettre des rapports d’activités périodiques sur l’évolution des projets – en général, un rapport à mi-parcours et un autre en fin de projet –, rapports à partir desquels l’avancée des réalisations peut être questionnée en regard des objectifs, de même que la qualité de l’aide délivrée.

Le suivi direct. Certains bailleurs de fonds disposent de ressources et d’une implantation significative sur le terrain, comme ECHO ou USAID par exemple, ce qui leur permet de ne pas se contenter du reporting des ONG. Ils peuvent ainsi demander qu’un suivi soit mené par leurs bureaux régionaux, soit par leur personnel, soit en passant commande d’évaluations externes, réalisées pour leur compte par des consultants. Les bailleurs n’ayant pas ces implantations doivent se contenter du reporting ou des audits.

Les audits. Les audits sont légitimes, ils constituent un moyen d’analyse des pratiques et toutes les organisations professionnelles s’organisent pour y répondre. Mais force est de constater qu’aujourd’hui, le recours à l’audit demeure la méthode la plus courante de vérification du respect des engagements contractuels, y compris chez les bailleurs disposant des moyens de réaliser un suivi sur les terrains. Par ailleurs, ils mobilisent avant tout l’attention sur le respect des conditions contractuelles et leur nombre crée une surcharge préjudiciable pour les opérateurs comme pour les commanditaires

En effet, les audits sont tournés en priorité vers les aspects financiers et les procédures relatives à l’engagement des dépenses. Les recommandations issues des audits et transmises par les bailleurs aux opérateurs concernent essentiellement la maîtrise des flux financiers qui traversent la structure opérationnelle : comptabilité, contrats de biens ou de services, stocks, affectation des coûts relatifs à l’emploi des ressources humaines, etc., mais aussi, et de plus en plus, existence et fonctionnement de dispositifs de prévention et de détection de la fraude, de la corruption et des détournements au profit d’activités illicites (criminalité, terrorisme, etc.).

La gestion des projets entre en ligne de compte, mais l’attention se porte principalement sur les réalisations en regard de la planification, et sur les conditions d’établissement et de suivi des partenariats. La mesure des effets de l’action sur les conditions de vie des bénéficiaires demeure une préoccupation tout à fait secondaire, d’autant plus que ces aspects ne sont pas les plus faciles à apprécier. De ce fait, les ONG financées orientent de manière mécanique leur dispositif de contrôle interne et leurs efforts d’amélioration sur ces mêmes points de vigilance, de manière à prévenir en priorité les risques de non éligibilité des coûts et de remboursement, voire de dépréciation du statut de partenaire de l’ONG.

Certes, des annonces ont été faites par certains bailleurs, prêts à rééquilibrer les choses et à réduire un peu la pression sur la conformité administrative et financière afin de dégager du temps et des ressources pour les aspects qualitatifs. Malgré cela, la réalisation des audits continue d’être confiée à des agences dont l’expertise demeure avant tout comptable et financière. Quand il arrive que les aspects qualitatifs soient soumis à vérifications, les contrôles sont le plus souvent effectués par des auditeurs dont la formation première est l’audit organisationnel ou financier.

La coordination entre bailleurs. Tous les financeurs se livrent à des audits. Leur nombre est impressionnant (130 par an en moyenne pour Handicap International) et les doublons de contrôle sont fréquents. Cette situation s’explique par une disparité des règles, voire l’existence de règles contradictoires d’un bailleur à l’autre. Elle traduit également un manque de coordination entre financeurs, par exemple entre agences de la Commission européenne d’une part, et entre ces mêmes agences et les États membres de l’UE d’autre part. Elle démontre enfin l’insuffisante exploitation des données déjà recueillies au moyen des audits successifs réalisés par les mêmes entités. Cette prolifération entraîne des charges organisationnelles et financières inutiles pour l’organisation, lesquelles accroissent les coûts de structure que les financeurs sont par ailleurs de plus en plus réticents à prendre en charge. Ce qui questionne la rationalité de ces contrôles…

 

Deux fausses pistes a ne pas emprunter…

Appliquer l’approche actuelle des audits à l’évaluation de la qualité

La première fausse bonne idée serait de chercher un rééquilibrage en essayant d’évaluer la qualité et l’impact des projets avec les méthodes généralement appliquées dans les audits. Ces méthodes, inspirées des grilles de lecture administratives et financières, se fondent sur la recherche d’écarts entre « règle » et « pratique ». Bien évidemment, il est tout à fait possible d’apprécier les engagements d’une organisation sur la base des ressources et des compétences qu’elle mobilise pour atteindre ses objectifs en matière de qualité. Pour autant, il n’est pas raisonnable d’imaginer « mesurer des écarts » en matière de qualité sur la seule base du degré de conformité méthodologique ou des résultats quantitatifs obtenus.

Une normalisation excessive des méthodes, des techniques et des indicateurs se ferait ainsi au détriment de la pertinence des approches et de l’adéquation des compétences à mobiliser. Le résultat ne donnerait en effet pas plus d’informations utiles sur la qualité des actions menées car la mesure de l’impact pose des problèmes méthodologiques qui touchent non seulement aux approches opérationnelles mais aussi à l’appropriation du projet par les bénéficiaires et à la perception qu’ils ont de la qualité et de l’évolution de leurs conditions de vie. De plus, on connaît les difficultés posées par l’attribution de l’impact des opérations. La performance d’un projet, c’est-à-dire ses effets sur l’amélioration des conditions de vie des personnes aidées, dépend de nombreux facteurs, dont certains sont complètement indépendants de la volonté du bailleur de fonds et de celle du partenaire opérationnel. La crise syrienne illustre chaque jour cette réalité.

La certification globale comme substitut aux démarches et aux efforts en matière de qualité

Évaluer l’action des organisations de manière simpliste, qui plus est sous la menace de pénalités financières (remboursements), reviendrait à encourager les ONG à se tenir à l’écart des situations complexes pour privilégier les interventions stéréotypées, plus faciles à mettre en œuvre et à faibles risques pour l’opérateur. Cela se produirait nécessairement au détriment de l’impératif humanitaire, fondé sur une obligation de moyens et articulé autour des besoins et droits des bénéficiaires à être secourus et aidés. Or, cet impératif implique une prise de risque calculée et ne garantit ni la conformité de l’action aux normes techniques ni le résultat, remarque qui vaut d’ailleurs aussi bien pour l’audit que pour la certification.

La Certification globale est justement la seconde fausse piste à ne pas emprunter. Certains bailleurs pourraient en effet essayer de réaliser des économies ou de se « simplifier la vie » en misant sur une certification en matière de redevabilité et de qualité humanitaire. Nul doute enfin que la mise en place et la maintenance d’un dispositif de certification internationale reposera toujours, pour l’essentiel, sur les financements accordés par les bailleurs de fonds. Or, il est indispensable que les tentatives de mise en place d’une certification internationale ne viennent pas détourner les ressources qui doivent être consacrées au suivi, à l’évaluation et à l’apprentissage.

 

Quelques propositions pour conclure

Certaines des idées ici présentées en guise de conclusion ont déjà été avancées au sein de collectifs d’ONG.

Généralisation des contrats-cadres. La première idée est la mise en place et la généralisation des contrats-cadres, basés sur un audit préalable de l’ONG partenaire, qui permettraient d’éviter la répétition inutile des contrôles sur les mêmes aspects de gouvernance et de capacités organisationnelles, administratives et financières. Ces contrats dans la durée pourraient permettre la définition et l’approfondissement d’engagements mutuels en matière d’amélioration de la qualité, de mesure d’impact et d’apprentissage. Ils pourraient enfin offrir un cadre propice au dialogue en confiance entre ONG et bailleur en ce qui concerne les enjeux de pertinence, d’adaptation et de qualité des actions, prenant en compte non seulement les réussites mais aussi les difficultés rencontrées sur le terrain.

Partage des constats de fiabilité. La deuxième idée est la mise en place, entre organismes financeurs rattachés aux mêmes entités ou communautés politiques (Union européenne notamment et pays membres) d’accords de reconnaissance réciproque des constats de fiabilité portés sur les ONG auditées, pour une période donnée, ceci en vue d’alléger les contrôles et de libérer des ressources au profit de l’évaluation de la qualité, de l’apprentissage et du partage de connaissances. Cette proposition, comme la précédente, implique une évolution significative des mentalités et des postures, l’approfondissement des relations entre bailleurs et opérateurs, mais aussi l’optimisation des synergies entre organismes financeurs dont les politiques sont compatibles.

Redevabilité et qualité ont un prix : en reconnaître le coût. La troisième idée est une meilleure couverture, par les bailleurs de fonds, des coûts de structure permettant de répondre aux exigences toujours croissantes, en matière de respect des règles, de transparence et de performance de l’organisation. Ces coûts de structure, mal aimés par les bailleurs de fonds comme par le public, doivent bien évidemment être maintenus à un juste niveau et faire l’objet d’un suivi constant par les organisations. Cela étant, ils sont incontournables pour toute organisation qui entend développer, maintenir et renforcer une structure professionnelle et pérenne ainsi que des capacités d’action dans la durée. Ici, l’enjeu n’est pas seulement de financer la réponse aux exigences posées par les bailleurs de fonds et les organismes de régulation, mais aussi de transformer cet effort en plus-value au service des bénéficiaires ultimes de nos projets : les personnes affectées par les crises, les catastrophes et la guerre.

 

Luciano Loiacono, Fédération handicap International
Responsable du Comité des audits – Service Redevabilité & Qualité

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