Auteur(s)

Martine Gwana Passa

Dans ce point de vue, Martine Gwana Passa, Chargée d’appui à la Direction Scientifique du GRET, nous partage les réflexions engagées au sein de son organisation sur le sujet de la décolonisation.

Plusieurs approches pour repenser l’aide et la solidarité internationale, afin que « nos » actions s’accordent avec « nos valeurs »

Le débat sur la décolonisation met en lumière les effets durables du colonialisme et de la domination occidentale, qui imprègnent divers domaines, dont celui de la solidarité internationale. Le colonialisme est défini comme un système de pouvoir basé sur l’exploitation économique, la domination politique et culturelle, et la répression des colonisés par les colonisateurs. Découlant des concepts de « mise en valeur » et de « mission civilisatrice » de l’époque coloniale, l’aide s’est structurée depuis la Seconde Guerre mondiale autour des logiques d’intérêts politiques (alignement post-guerre froide, ajustements structurels, luttes contre le terrorisme, etc.) et des logiques d’efficacité (mise en valeur des expertises, professionnalisation, etc.). Dans les courants de critique tant postcoloniaux que décoloniaux, l’aide est souvent perçue comme paternaliste et guidée par les intérêts des donateurs, et interprétée comme un moyen pour les pays occidentaux de maintenir leur influence économique, politique et culturelle sur les pays bénéficiaires. Aujourd’hui, les acteurs des ONG font le constat d’être face à un paradoxe, comme « victimes et instigatrices » d’une bureaucratie excessive à travers leurs outils et méthodes qui reproduisent des asymétries de pouvoir. Cela se manifeste par la centralisation du pouvoir décisionnel au sein des ONG internationales ou par des partenariats déséquilibrés entre organisations internationales et nationales. Aussi, la nature verticale de la coopération internationale illustre cette logique hégémonique, apposant des approches et des lectures technicistes sur des contextes locaux complexes, générant des décalages entre des résultats (non)atteints et les objectifs initiaux des projets. Cette verticalité se décline en une succession de sous-traitances entre les bailleurs > ONG internationales > ONG nationales > OSC > Comités de développement local, etc., au cours de laquelle s’additionnent les inégalités de pouvoirs et s’accroissent les décalages des actions avec leurs contextes.

La question de la colonialité dans la coopération a d’abord été abordée via des concepts comme le néocolonialisme, la division raciale du travail, l’impérialisme Nord-Sud, ou l’imposition de conditionnalités. Les débats académiques et militants autour du décolonial ont ensuite apporté des perspectives théoriques et politiques plus globales et radicales, qu’il convient de nuancer dans le contexte de l’aide publique au développement. La subjectivité des récits historiques et des postures épistémologiques peut parfois opposer les différents courants d’analyse du fait colonial dont les limites peuvent mener à des dérives idéologiques, voire réactionnaires, et à des interprétations binaires et essentialistes. Une approche complémentaire de la sociologie historique1, de l’anticolonialisme, du postcolonialisme et du décolonialisme permettrait une vision plus nuancée et inclusive reposant sur des analyses contextualisées et situées.

Repenser la solidarité internationale nécessite un changement de paradigme, dépassant l’assistance pour bâtir des partenariats en réciprocité entre acteurs internationaux et nationaux, s’affranchissant des logiques projets et des impératifs bureaucratiques et gestionnaires, et transformant les « bénéficiaires » en « agents actifs » sur les choix et modalités des politiques publiques. Il s’agit de reconstruire l’aide internationale sur des bases de solidarité et d’égalité dans une optique plus large de justice historique et de reconnaissance des diversités culturelles. La décolonisation devient ainsi un révélateur et moteur pour remodeler la coopération internationale. L’appel à décoloniser l’aide publique au développement (APD) se fait plus pressant que jamais, afin que le système d’aide cesse de reproduire ou de perpétuer les inégalités et les rapports de domination qu’elle cherche à combattre.

 

Un processus collectif qui est à mener avec prudence !

En 2023, le Gret a lancé une réflexion collective sur la « Décolonisation de l’Aide publique au développement », initiée par l’équipe au Sénégal. Conscients que les efforts de décolonisation peuvent être confondus avec des initiatives d’inclusion ou basculer dans du « Decolonization washing », les équipes du Gret se sont engagées dans une analyse critique des dynamiques de pouvoir, de l’histoire et des contextes sociopolitiques. L’objectif est de distinguer « ce qui relève de la colonialité, des logiques organisationnelles néolibérales, et des évolutions sociétales ».

Face aux divers courants d’analyse du colonialisme – sociologie historique, anticolonialisme, postcolonialisme, décolonialisme – et à la diversité d’opinions, de trajectoires et de sensibilités de ses équipes, le Gret s’est rapidement posé plusieurs questions : Comment établir un cadre d’analyse commun ? Comment aborder collectivement des sujets aussi sensibles que complexes ? Comment impliquer des équipes aux positions variées, parfois opposées, sur la question décoloniale ? Il s’agit pour le Gret de se réexaminer à travers le prisme de son héritage colonial, dans ses aspects méconnus, pour réévaluer ses valeurs, ses méthodes d’action et d’organisation, ainsi que ses relations avec les acteurs publics, les partenaires locaux et les bailleurs.

Ce processus transversal est une expérience enrichissante et mouvementée, mêlant parcours professionnels et personnels, devoir de mémoire, approches empiriques et éducation populaire, expressions de frustration et de ressentiment. Le prisme de la décolonisation de l’aide convoque des registres éthiques, militants, politiques, intellectuels, scientifiques et personnels. Cette démarche a mis en lumière l’importance d’organiser des échanges critiques et constructifs, permettant d’identifier clairement les points de désaccord, de consolider les points de consensus et de faciliter des discussions productives. Dans cette démarche collective, chacun trouve sa légitimité car, comme l’a souligné Albert Memmi, la colonisation a créé des « colonisateurs et des colonisés ». Ce chantier en est encore à ses prémices dans une phase d’identification d’une multiplicité d’objectifs à prioriser : examiner les liens entre legs colonial – logiques néolibérales – modèles organisationnels actuels et contexte géopolitique global ; décrypter les discours ambiants autour du décolonial et leur instrumentalisation politique ; explorer les reproductions d’inégalité de pouvoir interne et avec les partenaires ; mettre en dialogue les connaissances dites « locales » avec les savoirs « experts » ; respecter les identités culturelles ; redéfinir le rôle de l’État et des acteurs locaux ; transformer les outils et les pratiques professionnelles des acteurs de l’aide au développement, etc.

Un enseignement clé de ce processus au sein du Gret est l’importance de créer un environnement sûr pour les échanges, la décolonisation étant un sujet clivant, voire conflictuel. Cela implique de s’accorder sur des règles du jeu, telles que l’écoute active, la reconnaissance des différentes réalités et expériences, le respect de la confidentialité, le soutien mutuel et l’acceptation des désaccords sans les percevoir comme des attaques personnelles, etc. Il paraît également crucial de fixer des limites, notamment en interdisant les propos discriminatoires pour éviter l’exclusion et l’isolement. Enfin, des mécanismes de réparation sont à prévoir en cas de préjudice ou de malaise, tels que des débriefings collectifs.

Le principal défi de cette démarche est d’éviter les interprétations conspirationnistes, où les missions et valeurs des ONG risqueraient d’être réduites à des idéologies néolibérales perpétuant la domination occidentale sur l’économie mondiale, alors que les acteurs humanitaires s’engagent dans une perspective humaniste. Il faut aussi se garder des analyses simplistes opposant le Nord au Sud, ou les dominants aux dominés. Bien que les ONG et bailleurs reproduisent parfois inconsciemment des schémas coloniaux malgré leurs efforts d’inclusion, il est crucial de nuancer l’analyse du fait colonial et de proposer des approches dynamiques et empiriques basées sur l’hybridation des pratiques, des idées et des logiques institutionnelles. La colonialité n’explique pas toutes les inégalités dans l’aide au développement : la mondialisation, souvent associée au néolibéralisme, a aussi creusé les écarts entre et au sein des pays. Si le prisme décolonial sert de révélateur des dysfonctionnements de l’aide, l’enchevêtrement complexe entre passé et présent exige une prudence méthodologique de façon à éviter tout anachronisme et surinterprétation nourrie d’opinions personnelles.

La réflexion et le processus de décolonisation de l’aide exigent de s’inscrire sur un temps long, un travail des équipes à l’échelle locale avant une mise en commun à l’échelle du collectif, et un process itératif, agile et flexible facilité par des méthodes rigoureuses d’animation et de concertation.

  1. Intégrer une perspective historique dans les actions de coopération semble essentiel pour lever le voile sur le passé colonial et mieux comprendre les dynamiques actuelles du système d’aide.

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P. 60-63