Auteur(s)
Anna Diaz, Mélanie Pelascini, Anaïs Tamani (Coordination SUD).
Appréhender la décolonisation de l’aide
Coordination SUD, la coordination nationale des ONG françaises de solidarité internationale (OSI), propose des éléments de discussion sur les processus de transformation des OSI françaises face à l’intérêt croissant que suscitent les enjeux de décolonisation. Cet article s’inscrit dans la critique du contexte général actuel, de celui de Coordination SUD et de ses organisations membres, reconnaissant les origines de l’aide et l’héritage colonial de la France. Cette analyse se base sur des connaissances situées et limitées au cadre de travail de Coordination SUD.
Dépassant l’acception courante du terme, le concept de “décolonisation” est de plus en plus interrogé dans le domaine des sciences sociales, mais aussi au sein du secteur de la solidarité internationale (SI). Passant d’un état de fait à un processus, d’un phénomène historique arrêté dans le temps à un objectif d’émancipation aux contours d’ordre chronologique, spatial et politique indéterminés, la théorisation du concept de décolonisation se nourrit des critiques du néocolonialisme. Dès lors, sa définition ne s’arrête pas au combat des nations colonisées pour l’indépendance territoriale et administrative obtenue au XXème siècle. Elle se nourrit des théories sudaméricaines, en particulier de la théorie de la colonialité1 du sociologue péruvien Aníbal Quijano. Pour lui, la colonialité est un phénomène plus complexe que le colonialisme – compris comme la “situation de soumission de certains peuples essentiellement par l’appareil administratif et militaire métropolitain”2 . Il fait référence à la présupposition erronée de l’existence d’un savoir “occidental” hégémonique et universel qui justifierait un système de pouvoir géopolitique fondé sur “l’infériorisation prétendument naturelle des lieux, des groupes humains, des savoirs et des subjectivités non occidentales”3. Le secteur de la SI s’est emparé de ce concept pour dénoncer le phénomène de persistance coloniale et d’inégalité imprégnant les relations entre ses propres acteurs et actrices4. La décolonisation de l’aide fait référence à un processus de transformation globale des modes de pensée, d’action et des structures de pouvoir des organisations de SI.
La critique s’est accrue à la suite du Grand Bargain5, conclu dans le cadre du Sommet mondial sur l’action humanitaire de 2016, qui introduit le concept de localisation de l’aide visant à mieux impliquer les OSC locales et nationales à chaque phase de l’action humanitaire. Malgré les engagements pris, l’objectif phare de cet accord – avoir canalisé au moins 25 % du budget de l’aide humanitaire directement vers les organisations locales et nationales dès 2020 – n’est toujours pas atteint en 2024.
Ces OSC restent fréquemment des bénéficiaires passives, dont la participation est soumise à la discrétion des parties prenantes occidentales. Ainsi, moins de 10% du soutien financier du Comité d’aide au développement est destiné aux OSC du Sud global6. Les modalités de financement des bailleurs internationaux maintiennent trop souvent une aide fléchée, ne permettant pas aux OSC locales de déterminer leurs propres priorités et modes d’intervention. Les modalités contractuelles, financières et administratives sont calquées sur des méthodes et dispositions de gestion occidentales, favorisant un même type d’OSC. Bien qu’un investissement local permettrait une aide “plus rapide, moins coûteuse et mieux ancrée dans la réalité spécifique à chaque contexte”7, la localisation de l’aide peine à se mettre en œuvre. Après consultation de plus de 150 OSC, Peace Direct a alerté sur le risque de réinterprétation du concept de localisation pour défendre une position organisationnelle en faveur du système occidental, semblant justifier un statu quo et l’intervention d’OSC internationales8. C’est le cas lorsqu’une OSI implante son bureau pays avec le statut d’organisation locale plutôt que branche d’une structure internationale (et occidentale). Tant que le concept de localisation ne considèrera pas le colonialisme ancré dans le secteur de la SI , il s’apparentera davantage à un exercice technocratique et managérial.
Le scepticisme généré par les enjeux de réinterprétation du terme de localisation a mis en lumière le besoin d’interroger l’ensemble du système de valeurs dans lequel s’ancrent les parties prenantes de la SI. Ce faisant, un clivage se crée, révélant un intérêt et une prise de conscience différenciés des OSI.
Vers une co-construction de l’aide dépassant l’héritage colonial
Trouvant racine dans les politiques de développement des années 1960, les cadres actuels de l’aide internationale ont été majoritairement pensés selon un prisme occidental. Bien qu’ayant évolué, ils sont jugés peu agiles, trop techniques et restreignant le droit d’initiative des OSC locales et nationales. Leur risque est double : d’une part, exclure toute entité formelle ou informelle locale ne pouvant répondre aux exigences de ces cadres ; se diriger, d’autre part, vers une standardisation des OSC qui adopteraient les modes et pratiques organisationnelles d’OSI occidentales, répliquant (in)consciemment ce qui est reproché aux prémices de l’aide internationale. Exceptionnellement, des OSC concrétisent leur souhait d’indépendance, à l’image des bureaux locaux de Care en Inde et au Maroc s’étant autonomisés de Care USA et Care France9.
Les OSC françaises sont, elles aussi, à la fois tributaires et productrices de ces cadres. Elles cherchent à répondre aux attentes de différentes parties prenantes et à maintenir un certain équilibre. On le trouve par exemple dans la mise en œuvre de fonds intermédiés tels que le Fonds de soutien aux organisations féministes10. Porté par des consortiums comprenant des OSC internationales et du Sud global, ce fond a pour objectif de soutenir financièrement et techniquement le renforcement d’OSC féministes locales (projets, capacités techniques, mises en réseau…). Bien que les résultats soient vecteurs de transformation, la pratique se heurte parfois à des limites inhérentes aux exigences contractuelles, intériorisées tant par les OSI que par leurs représentations locales.
Avec les pays non occidentaux comme parties prenantes de leur définition, les Objectifs du développement durable (ODD) corroborent la volonté de l’ONU d’aller vers une co-construction et une solidarité entre territoires par la mise en avant de cibles et d’enjeux communs et interdépendants (climat, biodiversité, eau, paix, migrations…). Certaines OSC françaises y retrouvent l’ADN de leur création, ce cadre n’opposant pas les espaces mais intégrant les enjeux de manière complémentaire. C’est notamment le cas du Grdr Migrations-Citoyenneté-Développement qui garantit un ancrage local à tous les niveaux de sa stratégie, de sa gouvernance aux opérations. L’organisation est construite autour de la rencontre entre des professionnel·les migrant·es originaires du bassin du Fleuve Sénégal – constituant sa base associative – et des expertises françaises souhaitant accompagner les appuis apportés à leur communauté d’origine. Ce-faisant, le Grdr pense l’aide internationale en plaçant les compétences et expertises locales au cœur de son action.
Cette reconnaissance des savoirs locaux cristallise de nombreuses attentes tant elle nécessite de dépasser l’héritage colonial. Combattre aujourd’hui l’invisibilisation de ces savoirs – qui furent abandonnés au profit de l’extractivisme et de l’industrialisation enrichissant les puissances coloniales et déstabilisant les écosystèmes, le cadre de vie et les structures traditionnelles et sociales des communautés locales – représente un énorme enjeu pour le développement durable. Et dans le système de l’aide, interroger les savoirs et les apprentissages est en ce sens primordial. En 2023, le F3E, tête de réseau française spécialisée dans les enjeux d’évaluation, de capitalisation et d’apprentissage, a questionné le déplacement du pouvoir de la connaissance avec un panel d’OSC représentatif des cinq continents11. Celui-ci concluait que “Le Sud” est vécu comme un “champ d’expérimentation pour le Nord” où y sont développés démarches, méthodologies, outils et processus pensés par les organisations occidentales laissant supposer que les territoires d’intervention sont vides de savoir, alors que le transfert oral de connaissances y est conséquent. Contrainte par ces cadres, la production de savoir n’est plus neutre et se prive ainsi, hélas, de connaissances cruciales.
Un “deux poids, deux mesures” interrogeant la légitimité des ONG
La répartition de l’aide atteste la tendance des pays colonisateurs à diriger les financements vers leurs anciennes colonies12. Au niveau régional, l’Afrique de l’Ouest concentrait en 2021 la plus grande part de l’aide publique au développement (APD) française13, et la Belgique contribuait largement au financement de l’APD de la République démocratique du Congo.
Parallèlement, il est reproché aux États d’instrumentaliser, dans certains cas, l’aide à des fins stratégiques. Ce constat s’accroît dans le cadre de crises géopolitiques. Les pays occidentaux tiennent souvent un double discours sur leur politique étrangère. Récemment, tandis qu’elle ne réprime pas les gouvernements voisins du Tchad, de Guinée, ou du Gabon, la France a sanctionné les régimes militaires du Mali14, du Burkina Faso et du Niger en suspendant une partie de l’APD dont celle qui transite par les OSC françaises et locales, avec pour conséquence directe des populations locales abandonnées à leur sort, punies elles aussi. Cette position de défense des intérêts stratégiques et économiques au détriment de la défense des droits des populations locales ou de la démocratie est vivement critiquée.
L’ensemble de ces constats participe à la prise de conscience graduelle de l’existence de « manières d’agir »15 héritées de la colonisation.
Des mouvements sociaux, nouveaux ou de grande ampleur, poussent les OSC à se questionner
Ces dernières années, plusieurs mouvements sociaux pour le respect de la dignité et de l’intégrité des personnes ont dénoncé les processus de discrimination et de domination systémique. Black Lives Matter (BLM) et #MeToo ont confirmé la force de l’approche intersectionnelle des luttes telle que proposée dès 1989 par la juriste américaine Kimberley Crenshaw16. Analysant une structure de domination construite par l’intersection de diverses formes d’oppression se renforçant mutuellement, cette approche a permis aux mouvements de rassembler divers acteurs et actrices afin d’aborder le sujet des relations de pouvoir. Ces revendications ont traversé et interrogé les OSC, les obligeant à un examen de conscience17 sur les discriminations systémiques et les rapports de pouvoir portés par le système occidental de la SI. Cette introspection commence par l’aveu d’un échec à “combattre le racisme institutionnel et [la participation] de cette culture blanche privilégiée” tel que reconnu par Médecins Sans Frontières International en réponse à l’indignation qui a émergé dans le contexte du mouvement BLM18. Nourries par ce contexte, les organisations du réseau Plan International ont mis en place des cadres pour conduire une transformation profonde des habitudes, postures et pratiques ancrées dans des paradigmes occidentaux. Ces cadres visent la déconstruction individuelle pour permettre l’évolution de la structure et une culture organisationnelle garantissant le traitement juste des parties prenantes. Plan International France forme ainsi ses équipes via un module intitulé “Pouvoirs, Privilèges et Biais cognitifs” créé en 2016 par le réseau et renforcé à la suite du mouvement BLM en 2020. Il questionne les préjugés conscients et inconscients des personnes, et la manière dont elles utilisent et abusent de leur pouvoir et de leurs privilèges. L’ensemble de la démarche répond à la recherche d’une culture inclusive de l’organisation, dans le cadre de sa priorité stratégique consistant à être « dirigée localement et connectée à l’échelle mondiale » et à se positionner comme une organisation anti-raciste.
Entre identité occidentale et aspirations décoloniales
Reflet de la diversité du secteur, les OSC françaises présentent une hétérogénéité de positionnements institutionnels sur la décolonisation de l’aide et de pratiques en découlant. Nombre de leurs travaux tendent cependant vers des relations partenariales plus équilibrées, équitables et réciproques, dépassant le « faire » et le « faire faire » au profit du « faire ensemble ». Le chemin vers la décolonisation de l’aide suit les dynamiques contextuelles, les revendications des mouvements sociaux, les voix critiques et pressantes d’OSC non occidentales. Entrainés par de grandes mutations géopolitiques allant vers une multipolarisation du monde, les contextes et territoires d’intervention des OSI se transforment, obligeant ces dernières à s’engager dans des discussions inconfortables.
Ces évolutions bousculent inévitablement la raison d’être des OSC françaises et remettent en cause leur utilité sociale. Elles leur imposent de repenser les pratiques, postures et métiers. C’est l’architecture de l’aide dans son entièreté qui doit évoluer pour garantir une réponse collective et équitable, promouvant la juste place de chaque organisation.
La nécessité d’agir collectivement dans un contexte de tensions multiples renforce la volonté des OSI à se transformer. Dans cette optique, Coordination SUD a lancé une étude dédiée à leurs capacités d’action. Elle documentera et analysera en quoi les changements mondiaux poussent aujourd’hui les OSI françaises à se renouveler (à paraître en 2025).
Coordination SUD est la plateforme nationale de 180 ONG françaises de solidarité internationale. Depuis 1994, elle rassemble les acteurs et actrices du secteur, les renforce, les représente et les défend.
Anna Diaz, Chargée d’études et analyse à OngLAB, Coordination sud
Mélanie Pelascini, Chargée de mission Analyse & Plaidoyer à Coordination sud
Anaïs Tamani, Chargée de mission FRIO & Qualité à Coordination sud
- A. Quijano, «Colonialidad del poder, eurocentrismo y América Latina», in Edgardo LANDER (ed.), La Colonialidad del Saber: Eurocentrismo y Ciencias Sociales. Perspectivas Latinoamericanas, Buenos Aires : Clacso, 2000, p. 201-245.
- A. Escobar et E. Restrepo, Anthropologies hégémoniques et colonialité, Cahiers des Amériques latines, 62, 2009, p.83-95.
- Ibid.
- D. Alalouf-Hall, «Entre «universalisme» et «localisme», Les Degrés de Percolation Des Standards SPHÈRE», Revue Canadienne d’études Du Développement 43, n°4, octobre 2022, p.487–508 ; WACSI, Décolonisation de l’aide : perspectives de la société civile d’Afrique Sub-saharienne francophone, Accra, Ghana, 2023 ; Partos, La décolonisation de l’aide au développement, 2022.
- V. Interagency Standing Committee, About the Grand Bargain, 2023.
- Peace Direct, The founding bias against the Global South, 2024, p.9.
- L. Ricart, Quelle(s) localisation(s) pour le travail humanitaire de demain ? Alternatives humanitaires, n°26, juillet 2024, p.30-38.
- Peace Direct, Décolonisation de l’aide et consolidation de la paix, 2020, p.11.
- L. Caramel, Le mouvement Black Lives Matter contraint les ONG humanitaires à un examen de conscience, Le Monde, 7 juillet 2020.
- Plus d’information sur le FSOF ici.
- F3E, Equité et apprentissages dans un contexte de localisation de l’aide : « Déplacer le pouvoir de la connaissance : quels chemins vers une plus grande équité dans les processus d’apprentissages ? », webinaire du 20 avril 2023.
- D. Chiba et T. Heinrich, “Colonial Legacy and Foreign Aid: Decomposing the Colonial Bias”, International Interactions 45(3), avril 2019, p.474-499.
- France Diplomatie, Bilan de l’aide publique au développement française en 2021.
- Le 16 novembre 2022, la France a officialisé sa décision de suspendre son APD pour le Mali, y compris celle transitant par les ONG, tout en maintenant les projets humanitaires. Les autorités maliennes ont répliqué avec un communiqué interdisant tout projet de coopération internationale financé par la France (communiqué 042 du Gouvernement de transition malien, 21 novembre 2022).
- WACSI, op. cit.
- K. Crenshaw, « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics », University of Chicago Legal Forum, Vol.1989, Issue 1, Art.1989.
- L. Caramel, op. cit.
- Ibid.
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